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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Jabbour DOUAIHY
2009 - 07
Moment décidément atypique de la presse francophone au Liban (et probablement partout ailleurs), L’Orient-Express valait bien le retour passionné que lui a consacré Sandra Iché sous forme de mémoire universitaire repris dans la troisième édition des Cahiers de l’IFPO et enrichi d’une préface où l’auteure redéfinit, presque dix ans plus tard et avec tous les développements vécus sur la scène libanaise, ce projet de «?journal arabe en français?». La publication est malheureusement amputée d’un postface où Iché retrace, avec un style jugé peut-être trop personnel par l’éditeur, l’itinéraire et les rencontres au gré de son enquête, dominée par la présence puis par l’absence de Samir Kassir, le maître d’œuvre du magazine…

Pour y avoir contribué régulièrement jusqu’à sa mort bien annoncée en février 1998 (le premier numéro ayant paru en novembre 1995), et avec comme spécialité, précisément, de couvrir pour les lecteurs francophones l’actualité littéraire arabe, j’ai retrouvé dans l’étude d’Iché, bien énoncés et illustrés, les défis que devait relever L’Orient-Express. Défis qui ressemblent à s’y méprendre aux contradictions fertiles qui se sont imposées à Samir Kassir dans son évolution culturelle et politique. Un engagement arabe et palestinien indiscutable avec une attitude de plus en plus critique vis-à-vis des représentants de la «?mouman’a?». Une culture française exprimée par une langue riche et bien actualisée (dont il fera la preuve dans sa monographie sur Beyrouth), associée à un désir latent d’écrire en arabe (apprentissage combien coûteux dans ses éditoriaux tant attendus du vendredi au quotidien an-Nahar). La possibilité renouvelée d’un Liban de liberté et de diversité (les références répétées à Georges Naccache ne sont pas pur hasard) qui se redessine sous la mainmise syrienne mais bien à distance d’un «?libanisme?» guerrier et désuet.

C’est au travers de ces paramètres, auxquels il veillera aimablement, que Kassir tentera de confectionner tous les mois un magazine très branché sur les références culturelles de ses jeunes rédacteurs, lecteurs d’Actuel ou de Libération première manière, et la plupart rentrés d’un exil forcé à Paris. Il y avait là aussi, pour la mémoire militante et la pédagogie, comme le relève Iché, les «?vieux?», surtout des anciens de l’extrême gauche estudiantine de le fin des années soixante et dont le premier numéro de L’Orient-Express rappelle les rêves difficiles et les déceptions par trop amères. Samir Kassir aura réussi à réunir dans un même espace d’écriture presque trois générations avec leurs références, leur respect des libertés citoyennes, leur ambition d’un pays non réduit à la seule façade de Solidere. Des textes personnalisés (une kyrielle d’éditorialistes et de billettistes) pour décliner l’air du temps, des enquêtes photographiques, la bande dessinée à l’honneur, les médias (en pleine effervescence alors) sur la sellette, et surtout une langue française trop actuelle pour plaire au lectorat traditionnel de la presse francophone au Liban. Donc à trop faire du (Jean) Genet et trop peu du (Paul Loup) Sulitzer, le malentendu qui avait été à l’origine de la création de L’Orient-Express a fini par rattraper le projet. En effet, le magazine n’a jamais été financièrement rentable pour ses promoteurs à L’Orient-Le Jour. Il ne réussira pas à se faire vendre séparément du quotidien et finira par perdre sa justification commerciale. Samir Kassir, qui s’obstina jusqu’à la fin à refuser toute concession rédactionnelle de nature à favoriser des rentrées publicitaires, aura réussi, de son côté, pendant deux ans, à créer un formidable espace d’innovation et de liberté.
 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
L’Orient-Express : Chronique d’un magazine libanais des années 1990 de Sandra Iché, publications de l’Institut français du Proche-Orient, Beyrouth, 2009
 
2020-04 / NUMÉRO 166