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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Celui qui n’écrit pas de lettres
Sa vie durant, Mallarmé se révèle prolixe dans sa pratique de l’écriture épistolaire et s’y adonne avec une assiduité ambivalente. Plongée inédite dans son quotidien intime, social et poétique, cette Correspondance est la plus complète parue à ce jour.

Par Ritta Baddoura
2019 - 06



Correspondance réunit pour la première fois les lettres rédigées par Stéphane Mallarmé pendant quarante-quatre années d’existence. Cet ouvrage réalisé par Bertrand Marchal est une prouesse de patience et de persévérance. Marchal a repris le long travail entamé par Lloyd James Austin, et avant eux par Henri Mondor et Jean-Pierre Richard, autour des archives de la correspondance de Stéphane Mallarmé. Le travail éditorial effectué est gigantesque ; citons seulement la vérification, et la correction le cas échéant, de la datation des lettres, l’identification des destinataires, et la comparaison du contenu des textes avec les originaux ou les fac-similés.

Cette édition regroupe toutes les lettres, plus de trois mille pièces, précédemment publiées dans différents volumes. Certaines, auparavant à l’état de fragment, ont été retrouvées intégralement et seules les lettres fantômes – non retrouvées – ne sont pas mentionnées. Correspondance s’enrichit de plus de trois cent lettres inédites. Après la lettre de Rimbaud à Jules Andrieu, retrouvée récemment et à laquelle L’Orient littéraire a consacré un article en février dernier, ce volume révèle à son tour à quel point Mallarmé échappe aussi aux représentations du poète solitaire. 

On découvre dans Correspondance un homme ayant la passion de la formule, qu’elle soit de politesse ou lyrique. Cet être gourmand de mots a beaucoup à dire, quand bien même le genre épistolaire le détournerait de sa poésie. Soucieux de sociabilité, Mallarmé répond aux lettres reçues et se montre affectueux, cordial et disponible. Il prend des nouvelles de personnes plus ou moins proches, s’enquiert de leur état de santé ou de leur humeur dans les périodes difficiles. Dans les acceptions de notre époque actuelle, Mallarmé maîtrise les tenants et les aboutissants de la communication et serait aisément qualifié d’hyperconnecté !

Trois périodes se détachent dans Correspondance. La période qu’on pourrait qualifier d’intime va de 1862 à 1871. C’est celle des longues lettres adressées à des correspondants privilégiés et dans lesquelles Mallarmé traite de réflexions poétiques et spirituelles. La deuxième période va de 1872 à 1884. Nous la désignerons par la période du réseau. Mallarmé est alors identifié dans un cercle restreint et perçu comme talentueux et fantasque. Les lettres sont longues lorsqu’elles traitent de sa vie familiale. Sinon, elles se font plus brèves, tracées par un homme de lettres visant à construire son réseau dans le petit cercle littéraire du Paris de l’époque. La troisième période va de 1884 à la mort de Mallarmé. C’est celle de la consécration du poète. Mallarmé devient alors la figure de proue du symbolisme balbutiant. Très sollicité, le poète multiplie les notes griffonnées sur de petits cartons ou cartes de visite qu’il adresse souvent à des éditeurs ou à des poètes et dramaturges ayant souhaité son avis sur leurs écrits. Ces missives succinctes rendent compte de maints projets d’écriture et de publication. C’est la période aussi où les longues lettres sont plutôt rares et s’adressent soit à Méry Laurent, la muse bien-aimée, soit à l’épouse et la fille de Mallarmé qu’il voit moins du fait de ses longues retraites à Valvins dont il relate pour elles le quotidien.

Marchal souligne les intérêts principaux de cette Correspondance : celui sociologique en lien avec les réseaux de sociabilité littéraire et artistique (peinture, photographie, théâtre) de la fin XIXe siècle, et au cœur desquels Mallarmé vogue allègrement ; celui biographique dans ses dimensions poétiques et personnelles et qui livre d’exquises anecdotes ; celui esthétique-poétique et qui propose des axes précieux pour appréhender l’évolution de son univers littéraire, souvent via ses propres critiques à l’égard de son travail ; et enfin celui génétique qui offre une perspective unique sur la naissance de certains poèmes. En effet, Correspondance indice le lecteur sur « les coulisses de l’œuvre » et lui fait découvrir « parmi d’autres secrets, le principe de fabrication de l’Azur, ou la genèse du sonnet en -ix ». 

Paradoxe charmant, Mallarmé a horreur d’écrire des lettres et ne se prive pas de le tracer de billet en billet. Doux supplice, griffonner quelques mots à l’adresse de telle vague connaissance, semble inévitable si on en croit la fatalité avec laquelle le poète se prête à l’exercice. Il faut savoir qu’écrire une lettre est pour lui une activité chronophage qui fait obstacle à la poésie. Ce sentiment s’accroît encore les quinze dernières années de sa vie, car la notoriété multipliera les sollicitations dont il fait l’objet, le condamnant aux « travaux forcés des remerciements » : « Aujourd’hui, ma seule après-midi de congé, au lieu de faire un tour sur l’eau ou dans le bois, j’écris un monceau de lettres, en disant, tout bas, Caca, d’avance à chaque personne en faveur de qui je prends un nouveau carton. »

Lorsque Mallarmé précise « ceci n’est pas une lettre » ou signe par cette formule : « Celui qui n’écrit pas de lettres », Marchal y voit plus qu’une marque de rébellion ou de lassitude. Il y décèle une homologie entre « la dénégation qui vise la correspondance, et celle qui vise l’œuvre », lorsque par exemple Mallarmé précise dans une lettre à Verlaine, que ses écrits (du recueil Poésies) « composent un album, mais pas un livre ». Dans les deux cas, écrit Marchal, « l’œuvre réelle est disqualifiée au regard de l’œuvre idéale ». 

Cette Correspondance de Mallarmé est un témoignage original du poète, du mondain et de l’homme qu’il fut, ainsi qu’un recueil vertigineux de chroniques d’un demi-siècle effervescent de créativité. Les préoccupations au quotidien de Mallarmé, ses ambiguïtés, ses passions, ses quêtes intellectuelles, sa sociabilité cordiale ou tendre, ainsi que les pans de vie de nombreux auteurs et artistes renommés dont il croise le chemin, font les saisons de ce volumineux bouquin. Correspondance est une immersion délicieuse, un condensé d’allers-retours entre le génial et le banal d’un être énigmatique, dont les présentes lettres colorent l’humanité et le talent.

 
 BIBLIOGRAPHIE
Correspondance 1854-1898 de Stéphane Mallarmé, édition établie, présentée et annotée par Bertrand Marchal, Gallimard, 2019, 1956 p. 

 
 
© Nadar
 
2020-04 / NUMÉRO 166