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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Fardée par la pensée
Ode somptueuse au sortir de l’innocence. Lydie Dattas compose une écriture gothique et charnelle sur le choix féminin d’exister par l’être et d’habiter la nuit intérieure. 

Par Ritta Baddoura
2018 - 04

Au seuil des miroirs candides de l’enfance, Carnet d’une allumeuse explore les premiers émois et les violences du désir et de la déception. Confidentes et intimes d’une Lydie à peine adolescente, ces pages se tiennent juste au sortir de l’innocence et se vêtent des couleurs de la nuit rimbaldienne : velours mauve, cristal noir, chair bleu azur, or nocturne, satin immaculé, ou pourpre du bâton de rouge et des écoulements féminins.

« Ma jeunesse visionnaire ressuscite./ Les archétypes remontent du fond de mon cerveau. Des roses rouges poussent à l’intérieur de mon crâne. Crevant la boue de la mémoire, les souvenirs reviennent, plus vrais que le réel. (…)/ Comment suis-je devenue la Voyante de celles que comble la froide goutte d’un diamant ? Enfant je vis l’enfer futur (…) ».

Au prisme du désir prédateur de l’homme, « toute fille est appelée à être poème ». La jeune Lydie saisit rapidement que le devenir femme s’épanouit dans le paraître et le reflet que renvoient aux jeunes filles le miroir et le regard de l’homme, ainsi que le regard envieux des autres filles. Pour elle, ce devenir femme s’annonce plus complexe, car elle ne veut pas être poème mais poète : « la petite sœur des prophètes ». Si sa bouche, ses yeux, son regard, ses fesses, ses jambes « joue(nt) leur rôle spirituel d’allumeuse (…) Bénie et maudite, (elle) avait l’ordre contradictoire de penser et de plaire ».

« (…) Dans la nuit brossée de sel je sautai d’un train en marche. Ô la désillusion amoureuse ! Aucun rapport entre la poésie et ces frottements d’ours que je repoussais avec des mains d’enfant trahi./ J’étais ce bois de réglisse qu’un reitre mâchonnait sous un porche glacial. Forçant vainement mes cuisses avec son genou il me traita méchamment d’allumeuse. Mes larmes gelèrent sur mes joues. Dans une bibliothèque publique, j’ouvris un vieux dictionnaire : ‘Allumeuse : celle qui éclaire, qui donne de la lumière’. »

Carnet d’une allumeuse, journal a posteriori parsemé d’extraits de lettres d’amour adressées à Lydouche et de certains de ses premiers poèmes, est l’histoire d’un renoncement à ce que la tradition lie étroitement aux femmes : l’importance de l’apparence, de correspondre au désir des hommes, d’enfanter. Pour la jeune Lydie aimantée par sa nuit intérieure, « le langage est plus hanté que l’amour » : « Je ne voulais pas nier ma féminité comme font les modernes, mais éclairer ma nuit sans la détruire. »

« Lydie, Lydia, Lydouche, Lydiouchka, Douchka, Lydiou-chinka » tente tant bien que mal d’échapper au pouvoir de sa beauté, d’autant que cette dernière est singularisée par l’incandescence qui illumine son être et la distingue : « Fardée par la pensée, j’avais surnaturellement au coin des yeux le trait que les gracieuses tracent au pinceau. » Ce qui semble le plus bouleversant pour elle n’est pas de témoigner de sa vulnérabilité face au trouble érotique ou érotico-spirituel qu’elle sème, mais sa découverte de sa capacité à capturer l’essence et la blessure d’autrui d’un simple regard.

Carnet d’une allumeuse élabore la sororité passionnelle et tendre que Lydouche éprouve envers les filles et les femmes qui ont évité « l’erreur tragique de pensée » pour n’être que beauté. Incitant ses sœurs à « sortir du tombeau de leur apparence », espérant que soit assurée « la relève poétique (qui) attend », Lydia montre les chemins du cœur. Ce Carnet dit aussi la distance envers « les savantes », carnassières et dures entre elles, prenant le chemin de la pensée sans ouvrir les yeux et accéder au don de voyance. Celui-là même que Lydie, mystique, quête et par lequel les deux sexes sont égaux dans la créativité et la clairvoyance.

L’Icône Rouge « Je suis le sang écrit des femmes./ Découvrant mon royaume j’ai agrandi le territoire de l’Esprit ! Tirant le rideau de l’obscur, j’ai multiplié les étoiles/ J’ai roulé, seule, le soleil dans les ténèbres. À présent, il fait jour la nuit./ Ô figurantes du néant ! Quand remettrez-vous sur vos épaules le légendaire châle noir mordu de roses rouges ? Quand ferez-vous de votre cœur l’icône qui sauvera le monde ?/ Dans la bibliothèque de la nuit je range le premier livre. Qu’il vous accompagne, bible de poche valsant au fond du sac à main ! Qu’importe si, après l’avoir lue, vous restez aveugles à votre royaume ! Qu’une seule ouvre ses yeux intérieurs, la lumière tombe sur toutes. »

Luxuriance de l’écriture, tout en couleurs, ressentis, mouvements de chair et d’objets obscurs ou scintillants, ces poèmes en prose ont une aura diabolique. Carnet d’une allumeuse fait persister après la lecture l’impression d’une longue nuit sensorielle où dernière enfance et spiritualité sont un même soleil éblouissant et fugace. Ou encore l’impression d’avancer à la recherche de l’aube, dans les dédales d’une jungle gothique où le vert est encre noire, et les orchidées sauvagement écloses sur les troncs noueux sont tentation vénéneuse. Un très beau livre, qui aurait pu être le premier et le dernier d’une poète inconnue. Carnet d’une émancipation pure et prématurée, de l’intérieur.
 
 
BIBLIOGRAPHIE 
 
Carnet d’une allumeuse de Lydie Dattas, Gallimard, 2017, 96 p.

 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166