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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Racines rouge sang
Laurent Gaudé arrache au néant des siècles de douleur et de sombres traversées humaines, et en restitue, par de vivantes fresques orales, le courage, l’effroi et la dignité.

Par Ritta Baddoura
2017 - 04
Écrits entre 2012 et 2016, les poèmes du recueil De sang et de lumière font souffler un vent classique sur la poésie française actuelle. Par leur verve narrative et leur tension dramaturgique, elles s’inscrivent en héritières de la tragédie. Ce sont justement les questions de la mémoire et de la filiation qui sont le noyau flamboyant, foyer de vie et bûcher funeste, de ce recueil.

« (…) Je viens de cette journée de deuil que j’imagine,/ Longue,/ Lente,/ Comme un défilé tête basse./ (…) Je viens des années de sanatorium,/ Les jours longs/ À s’écouter de l’intérieur pour savoir si on s’en sortira./ La peur de cracher jusqu’à mourir./ (…) Je viens d’un monde qui sait ce que c’est que de se tordre./ Et avec ça, en plus de la misère,/ En plus du dos voûté,/ Il y a la guerre./ Les hommes partent, les bombes tombent et l’ennemi approche./ Il faut partir./ (…) Mon père, nourrisson, braille en appelant le sein/ Et dans ces charrettes surchargées,/ La peur se sentait jusque dans les tétées./ (…) Vie de cheminots taiseux,/ Aux mains musclées./ (…) Et il reste de ces visages un visage épais au nez de boxeur,/ Et ce nom que je porte : Gaudé (…) »

Ce recueil accomplit un devoir de commémoration. Il vibre en étendard engagé et se dresse en homme fier, s’avouant vaincu mais pas écrasé. Le parti pris de Laurent Gaudé n’est pas sans évoquer Mahmoud Darwich qui se revendiquait troyen. Dénonçant l’indifférence et la cruauté, son poème est tour à tour rageur, vengeur, tendre, quêteur d’espérance et jamais ne se résigne. Là où la nature consolatrice, sans pitié, dévoratrice ou neutre observatrice de l’incendie, est toujours chez elle, l’être humain ne fait que passer.

« (…) Pleurez,/ Nègres muets./ Le colon desserre sa ceinture,/ Sourire de bombance ventre gras,/ Repu d’avoir mangé un continent entier./ (…) Oh, douleur muette./ Dans les cales des bateaux négriers,/ À quoi avez-vous pensé ?/ Souffle contre souffle,/ Apeurés par le bruit de l’eau,/ Desséchés,/ Sans nourriture,/ Avec la morsure du sel,/ Inquiets de tout./ (…) On vous tue,/ Pas seulement à votre vie, à votre nom, à votre terre,/ Mais à l’homme même./ Quel chant – dans quelle langue – pourra dire la blessure de n’être plus rien ? »

De sang et de lumière raconte l’abject, la terreur et les non-dits de l’histoire des hommes, que celle-ci se conjugue au passé ou au présent : siècles d’esclavage, colonisation, guerre, attentat, génocide, exil, catastrophe naturelle, maladie, pauvreté, inégalité, souffrance. Il porte les confidences de mère à fille, de fils à père, de frère à frère, de réfugié à poète. Khorshak, Haïti, île de Gorée, Jungle de Calais, Peshkabour, villages d’Afrique et tant d’autres géographies sortent de l’ombre en leurs sororales douleurs. Les mots de Gaudé, bruts et sans concession, redonnent la parole aux vivants et aux morts. Le poème, au plus près du corps et de ses sécrétions, rend à chaque réalité, aussi immonde soit-elle, son vrai nom. 

« Khorshak/ Pour vous,/ Hommes,/ Femmes,/ Troupeaux humains,/ Blottis,/ E=Écrasés,/ Nous vous porterons encore,/ Même si cela nous casse le dos/ (…) Je dis,/ Khorshak,/ Le dernier don/ À celui qui n’a rien :/ Le poème/ Pour que toutes les vies/ Soient comptées »

De sang et de lumière hante par la force de son oralité les innombrables fosses communes de l’histoire et de l’actualité, et brise le joug de la honte et de l’anonymat. Repérant les passages secrets qui le font rejoindre à partir de sa filiation et son histoire personnelles, celles intimes et collectives de tant d’autres hommes, Gaudé revendique un difficile héritage et se l’approprie par la poésie.

« Nous sommes les fils de l’incendie./ Et notre devoir est de contenir les flammes/ – Chaque fois, le même combat renouvelé –/ Les contenir,/ Pour qu’elles rayonnent/ Plutôt que de tout brûler »


 
 
© Jacques Gavard
 
BIBLIOGRAPHIE
De sang et de lumière de Laurent Gaudé, Actes Sud, 2017, 144 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166