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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Le cœur insatisfait
Sous la plume de Tagore, vingt-deux nouvelles donnent voix à celles et ceux dont on ignore la voix : fillettes et femmes surtout, mais aussi tout cœur candide et bafoué. Du dénuement de la phrase et des personnages émane une sobre rigueur qui est splendeur dissimulée.

Par Ritta Baddoura
2016 - 03


Prix Nobel de littérature en 1913, Rabindranath Tagore est surtout connu pour sa poésie. Il est également un admirable diseur d’histoires. Si les vingt-deux nouvelles que compte Kabuliwallah empruntent aux mythes et aux contes une forme d’émerveillement parce qu’attentives à l’enfance volée, elles dépeignent des êtres aux prises avec un cruel destin ; des êtres que le cours de la vie a vite fait de plonger dans l’oubli. Avec une grande maturité littéraire, Tagore parvient à contenir en chaque nouvelle les années, ou à y approfondir ce qui ne dure qu’un instant. Beaucoup de temps est ainsi enfermé dans ces textes qui ont chacun l’ampleur du roman.

En cherchant Kabuliwallah dans le glossaire en fin d’ouvrage, on apprend que ce terme désigne dans le contexte indien, un marchand ambulant ou un colporteur originaire de Kaboul, en Afghanistan. Toutes les nouvelles de Kabuliwallah ont pour décor Calcutta, ville natale de Tagore, et se déroulent à l’époque même de l’auteur. Rythmées par les rites de passages tels que fêtes religieuses, noces, naissances, décès, exils, ces histoires se penchent sur les relations de cœur et de sang sur lesquelles pèsent différentes formes d’oppression. Les questions du mariage arrangé des petites filles encore impubères, de leur accès à l’éducation, de la dot, de l’héritage, des castes, des pressions sociales liées aux rôles respectifs de l’homme et de la femme, traversent ces nouvelles y faisant peser leurs lots d’injustices.

Les protagonistes dans Kabuliwallah voient leur dignité atteinte et trouvent dans la vie et souvent dans une forme de mort, une échappatoire à leur honte. Car la mort est partout dans ces nouvelles, insidieuse ou explicite, nourrissant ses tentacules à une invisible douleur. La postface de la traductrice Bee Formentelli, fort intéressante, propose des éléments biographiques et critiques pour éclairer autrement ces écrits et mieux se rapprocher de l’auteur et de son œuvre.

L’intime est le propre de ces nouvelles où Tagore raconte avec une empathie et une sagesse saillantes, ainsi que dans une résignation lucide face à la réalité implacable, tant de luttes et de brisures que la société refoule. Ce poème qui clôt le recueil exprime bien sa pensée : « Petites vies, petits chagrins/ Petites histoires de malheur/ d’une linéarité, d’une banalité radicales/ Des milliers de larmes versées chaque jour/ Si peu sauvées de l’oubli/ Pas de description élaborée/ Mais un pauvre récit monotone/ Ni théorie ni philosophie/ Aucune histoire vraiment résolue/ Une fin toujours avortée/ Laissant le cœur insatisfait./ À jamais inachevées, les innombrables histoires du monde :/ Boutons arrachés avant maturité/ Gloire en poussière avant d’avoir été chantée/ L’amour, l’effroi, l’injustice,/ Des milliers de vies obscures. »

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Kabuliwallah de Rabindranath Tagore, Nouvelles traduites du bengali (Inde) par Bee Formentelli, Zulma, 2016, 400 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166