Bienveillante muse et mère, Haïti veille, loin des clichés de carte postale ou d’images choc de l’après-chaos, sur la possibilité poétique d’un être-ensemble. En s’inscrivant dans une filiation à des mentors du siècle passé, IntranQu’îllités trace sa voie « dans un climat où l’altérité est traquée de toutes parts ». C’est à « l’union libre des genres » et à « la négation de l’insularité » qu’appellent les directeurs de la revue James Noël, Pascale Monnin et Barbara Cardone. Le sommaire de ce Hors-série égrène neuf propositions dont un vibrant Hommage à Jacques Stephen Alexis, une Galerie de portraits photo et une balade sur les pas du Che comme métaphore. Autant de repères pour les auteurs et artistes invités à s’exprimer dans la revue à partir de ces prismes. Jorge Luis Borges, l’œil du maître – sans doute l’étape la plus splendide de ce voyage – réalise avec des mots simples un éclairage émouvant sur l’un des génies littéraires de tous les temps. 

CHER LOUBENDY « (…) J’aimerai que tu saches que les vies trop stables sont comme des pyramides, elles sont souvent visitées mais ne rendent jamais visite à qui que ce soit./ C’est pénible, vois-tu… ». Marc-Endy Simon

IntranQu’îllités a été fondée avec la création de Passagers des vents, première structure de résidence internationale en Haïti, fondée dans le but « d’offrir l’hospitalité aux imaginaires du monde entier » et de se prémunir contre « les ténèbres spirituelles ». Paru exactement deux ans après le premier numéro datant de mai 2012, ce double Hors-série rassemble des iconographies et des textes issus des deux premiers numéros quasi-épuisés ainsi que des nouveaux morceaux inédits ou encore extraits d’ouvrages déjà publiés. 

UN CŒUR PORTUAIRE « Je défendrai avec conviction une esthétique de la rouille, couleur qui les emporte toutes./ Elle chronique l’océan et les mers aux pare-chocs des voitures, aux volets des maisons, aux croix des calvaires. (…) L’aimer, c’est préférer l’humide, les temps d’eau, l’évanouissement des teintes primaires et trop sûres d’elles. Me sentir chez moi où je devrais être étranger. Plus qu’une couleur, une lumière : apatride. (…) Nanti d’un statut d’étrangeté, je m’invente au jour le jour un exil de souche qui me conforte dans une espèce de précarité mentale, au risque permanent d’une violence qui côtoie avec une égale douceur l’incompréhensible. (…) Au branle de mon être à nouveau inachevé, palpite un cœur portuaire propice aux arrivées et aux départs des miens. (…) ». Jean-Luc Marty (Un cœur portuaire, Julliard, 2012)

IntranQu’îllités fait le pari, gagné, de réunir un grand nombre de contributeurs dont certains jeunes et d’autres confirmés. La présence de ces quatre-vingt-un auteurs, quarante-quatre artistes plasticiens et photographes et d’une dizaine de traducteurs, ne disperse pas le propos mais l’intensifie. IntranQu’îllités agit aussi comme un révélateur des poètes et artistes haïtiens et met en avant une production artistique riche et intéressante. Cette singulière coexistence de voix du monde entier est portée par une belle maquette conjuguant dans sa finition précision et qualité des graphismes et de l’impression. 

LANA WACHOWSKI « perte d’identité/ reconstruction faciale/ maxillaire/ en tout cas frères/ who cares baby ?/9 :37 pm/ soft core in the alleyways against the neoclassic walls/ you smile Lana/ credo/ in unam/ petite culotte Versace dans la ploutocratie/ reine/ et je ne manquerai pas de souligner/ ces arcades sourcilières/ creusées à coups de millions/ mais que faire de millions/ si ce n’est jouir/ in vain/ you smile/ pinky braided hair/ (…) cataracte de chiffres dans l’univers hologramme/ you look like a semaphore in the night/ a point of dark light/ and queen you are/ équation nue/ et sans appel/ you go Lana ». Arnaud Delcorte

Ce n’est pourtant pas la nouveauté qui est recherchée dans la majorité des textes et des œuvres plastiques sélectionnés. Le sensoriel et l’affectif priment sur une démarche qui serait plutôt expérimentale. La résonance des mots et des couleurs livre des textes où le lyrisme domine. Des textes souvent initiatiques racontant la naissance d’un combat, d’une passion… IntranQu’îllités diffuse sans naïveté un chant de vie. Ne reste qu’à lui souhaiter davantage de traversées tout aussi fraiches qu’un début.