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Poésie
Douleur d'automne


Par Fifi Abou Dib
2015 - 09


«Voici de l’automne les vers amers ». Et voici que tout est dit dans ce bref et dense incipit baudelairien. Car si l’on s’amusait à disséquer ces syllabes, on verrait se tortiller sur les pages des vers tout autres que ceux dont on fait les poèmes. Annonciateurs de mort, ces lombrics sont « a/mers », et ce « a », préfixe privatif, efface phonétiquement à la fois la mer et la mère. Reste l’amertume. Gérard Bejjani, charismatique professeur de littérature française à l’Université Saint Joseph, directeur académique de l’Université pour tous, passionné de théâtre et de cinéma, chroniqueur dans L’Orient Littéraire, érudit dans tous les domaines où frémit l’émotion, avait un jour confié, dans ces mêmes colonnes où il fut soumis au Questionnaire de Proust, que son principal trait de caractère était la ferveur.

Et c’est bien de ferveur dont il s’agit dans son nouveau recueil de poèmes habillé de teintes rousses par le peintre Maroun Hakim. La ferveur est un mot qui concentre tant de sens que l’on pourrait lui prêter une vingtaine d’acceptions, toutes convergeant vers une certaine qualité de l’amour, de l’adoration, de la dévotion enveloppée de fièvre. Sous ce titre, Brumes, se déploie un réel qui s’efface et qu’avec ferveur, par ferveur, le poète tente de retenir en le disant. Peut-on maintenir avec un poème la vie ou même l’ombre d’un être cher qui disparaît ? « Sans une danse/ sans personne/ le six octobre/ elle est partie ». Qu’y a-t-il à dire, sinon l’impossibilité de dire et l’impuissance des mots ? Les mots eux-mêmes semblent effarés par leur maigre prise : « Le livre arrive/ Et s’ouvre en blanc/ Plus seul que le silence/ Traversé par la peur/ De dire/ De dire et de capter/ Ce qui reste encore/ De l’homme sans nombre ». Seul le poème peut contenir autant d’ineffable, qu’on le lise à la manière dont on écoute une petite musique de l’âme ou comme une énigme dont le déchiffrement vous occupe avec l’intensité d’une méditation.
En ce mois de septembre où l’été s’évanouit comme un rêve, un réel douloureux reprend le dessus : « Ici tout est vrai/ la rue endolorie/ sous tes bottes sans force (…)/ l’animal est vrai/ qui renifle sa lèpre (…)/ L’azur est vrai/ au-dessus des cimetières ». C’est la saison où chacun de nous est un écolier malheureux qui reprend à tout âge le chemin de l’école, un écolier « qui traverse/ les pavés tristes de bruits/ de gourdes froides/ comme l’algèbre des tables ». Le reste, n’est-ce pas, ne se raconte pas, et ce n’est pas faute d’essayer : « On ne raconte pas/ la bruine des plages (…)/ On ne raconte pas/ le bosquet de la mer ».

Plongé dans ces « Brumes », on se délecte malgré soi d’un certain bonheur d’être triste, définition, selon Victor Hugo, de la mélancolie. Et c’est en compositeur que Bejjani orchestre ce bonheur sombre, flou, tout en cordes, émaillé du vaste champ lexical de la « vanitas » : habité de larmes, de « pensées chauves », de chairs flasques, de lèvres « parcheminées », « trop blanches », de « stèles », de « tombes », de « cimetières », « fenêtres grises », « plis sur le corps », « peau d’or » qui blanchit, « matelas de roses »…

Après Écumes, son précédent recueil, Bejjani qui confiait dans le Questionnaire que son occupation préférée était de « regarder la mer », nous entraîne dans une contemplation poignante de la débâcle automnale. Jamais la fameuse définition de la poésie par Wordsworth n’aura paru aussi vraie : « Emotion recollected in tranquillity » : une émotion dont on se souvient dans un moment de tranquillité.

 
 
© Alexandre Medawar
Peut-on maintenir avec un poème l’ombre d’un être cher qui disparaît ? « Sans une danse/ sans personne/ le six octobre/ elle est partie »
 
BIBLIOGRAPHIE
Brumes de Gérard Bejjani, images de Maroun Hakim, préface de Georgia Makhlouf, L’Harmattan, 2015, 68 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166