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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
L’honneur des poètes
Quinze poètes libanais, aussi bien arabophones que francophones, répondent à la guerre.

Par Alexandre Najjar
2006 - 08

On croyait l’époque de la guerre révolue. La violence est revenue, balayant tout sur son passage. Pourtant, malgré les destructions, les morts, le désespoir, la poésie demeure. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Paul Eluard avait publié aux éditions de Minuit une anthologie de poèmes de la Résistance éloquemment intitulée L’Honneur des poètes. Dans sa préface, il avait eu ces mots révélateurs : «Le pouvoir (des poètes) sur les mots étant absolu, leur poésie ne saurait jamais être diminuée par le contact plus ou moins rude du monde extérieur (...). Une fois de plus, la poésie, mise au défi, se regroupe, retrouve un sens précis à sa violence latente, crie, accuse, espère. » Notre honneur à nous, aujourd’hui, le voici : quinze poètes libanais, aussi bien arabophones que francophones, répondent à la guerre.

*IV
 
Ceux-là qui veillent très tard la nuit
Dans l’absolution profonde des ténèbres
Loin des lampes chaudes aux yeux
Dans l’air nu
Sont les voyageurs de l’avenir
Et les étoiles le savent bien qui s’arrêtent à leurs fenêtres
Laissant des échelles brillantes
A l’aube quand les chasseurs font des trous
Dans le silence des campagnes.

Georges Schéhadé
in Le nageur d’un seul amour

 

*Des morts chaussés de feuilles mortes

Des morts chaussés de feuilles mortes
Nous n’avons retenu que la lenteur
Leurs doigts aux sarments secs
Crépitèrent longtemps dans nos rêves
 
Leurs yeux de châtaignes mûres
Crissèrent sous nos pas de dormeurs
 
Et parfois
Au terme d’un sommeil
Le jour
Le seul événement

Vénus Khoury-Ghata 

 

*Arbres mes beaux enfants égarés dans la mort
La saison est au rossignol
Dans un théâtre obscur endormi
Immatériellement par la mort
 
Théâtre avec l’épée soudain brève
Du rossignol : nuit de ceci.
Silence enfin retombé – l’esprit
En inscription de corps sur la neige

Impur supplice : antiquité
De celui qui a nom dans la neige
Inscription faite
D’un visage, franchi de nuit, lui pur

Salah Stétié
in Fragments : poème (1978)

 

*Le parti de vivre

La mer est là avec son iode et ses rochers vieux comme le monde. Son sel se brise en mille lumières et les vagues, dans un bruit de forge, s’annexent au sable.
Le bleu et l’ocre s’attachent si fort l’un à l’autre que la maison paraît détachée d’un cordage.
Terre renaissante, ma terre contradictoire qui puise dans chaque fibre sa fixe présence. De crête en vallon, de ciel en crevasse, la voici, ta réplique aux forces qui te menacent.
La voici, ta réplique dans ce lieu où, chassés par les combats, une famille fête les six ans de son fils. La vie est là avec ses rires, ses cris, sa lourde odeur de levure et d’épices.
Que prétendent les murs qui couvent leurs moignons au centre de notre ville, les nuées pourchassées, les cadavres qu’on enterre ?
La voici, notre vérité claquant comme une voile au-dessus de cette table, dressée pour cet enfant qui n’a pas connu une seule journée sans guerre.

Claire Gebeyli
in Dialogue avec le feu (1986)

 

*Si nous n’avons plus de pays

1
Le cosmos est turbulent.
Le jour est sans frontière.
Est-il salutaire ?
 
2
Dans le creuset alchimique de l’abri
Enfoui au bas de lui-même
Un enfant entend hurler les loups.
 
3
Les hommes ont la barbe drue.
Par les brèches des murs
Se ruent
Les écailles de la mort aiguisée.
 
4
Nos esprits grincent comme les lucarnes de l’abri.
Les miroirs ont des cernes lourdes et des reflets noirs.
Point du jour.
Le Liban est une terre de lait et de miel !
 
5
Hoquets de mitraille
Os pilé par la peur
Piment des représailles
Quand s’étouffera
L’aigle de leur étoffe ?
 
6
La tenaille au ventre
De l’occupation
Nous démange.

Antoine Boulad
in Les brindilles de la mémoire (1993)

 

*La douleur

Un lit
Un oreiller de plumes
Une couverture brodée
La blancheur épouvantable
De chemises sans personne, lisses
 
Un lit
Propre ordonné abandonné
Près d’un autre lit.

Bassam Hajjar
traduction de Kadhim Jihad et Pierre Oster

 

*Dans l’ombre

On tue pour manger. On chasse l’oiseau dans son ciel et le poisson dans ses mers. L’animal, on l’égorge et on déracine l’herbe.
 
Quelqu’un, dans l’ombre, nous tue et nous mange.

Issa Makhlouf
in Mirages
traduction de Nabil el-Azan

 

*Je dis la gravité
L’exaltation qui fixe un fleuve
La paix qui culbute les défenses
Et la genèse à la jointure de la croix
 
*  *  *
 
Si la déflagration cisaille
Une chair vive
C’est pour y sertir les pierres
D’un soleil oublié

Jad Hatem
in L’offrande vespérale

 

*Poitrine offerte à nos fenêtres
La vie nous a attirés puis rejetés
Dans les filets des tempêtes
 
Quand je demande : qu’avons-nous vu ?
Je ne vois que barreaux.
 
Comme nos aïeux
Nous avons l’illusion
D’être hors des filets
Et d’aimer une vie amoureuse de ses chaînes.

in Commencement du corps fin de l’océan
traduction de Vénus Khoury-Ghata
Pas un chemin ne mène à sa maison – état de siège,
les rues sont cimetières –
loin, très loin au-dessus de son toit
une lune hébétée s’est pendue
aux fils de la poussière.

Adonis
in Ô ami, ô fatigue
Extrait de Journal de Beyrouth
traduction d’André Velter

 

*La forêt

Je ne me suis pas soucié d’eux
Quand ils ont dressé autour de mes poèmes la clôture de leurs pensées si frustes
Ils ont reproché à la tempête de se dévorer elle-même
Et aux voleurs de précipiter le soleil dans l’abîme.
Personne ne s’est soucié d’eux
Quand ils ont resserré l’étau autour de la forêt
Et posé pour le vent des pièges douloureux.
Ils sont venus jusqu’aux abords de la forêt, armés de déception et de mort
Et sont repartis les recoins escarpés
Après avoir partagé la poésie en deux cadavres.
Ils étaient très nombreux quand ils sont apparus à la lisière de la forêt
Et qu’ils ont lancé contre ses matins leurs mains monstrueuses.
Elle ne s’est pas souciée d’eux car elle confectionnait aux ombres un soleil,
Et arrangeait ses arbres avec des silhouettes.
Ils ont escaladé sa nuit avec du sang
Et fusillé le ciel avec leur rage.
Ils ont brusqué les étoiles et les ont vaincues.
Mais au matin, ils sont tombés des étoiles de la nuit.
Les pièges posés au vent ont été emportés par le vent.
Personne ne s’est soucié d’eux plus longtemps.
et la forêt qui s’est endormie dans ses larmes,
S’est réveillée de ses larmes.
Elle s’est scindée en deux, ébranlant leurs rangs,
Et au matin également
Les renards de la chaleur se sont moqués d’eux
Lorsque leurs troupes ont fui la vie.
Ils sont venus en nombre
Mais ils n’ont pas su comment font les poètes
Pour précipiter le soleil dans l’abîme et engendrer la forêt.

Akl Awit
in L’échappée
traduction d’Antoine Roumanos

 

*Ophélie

La noyée n’a pas dit ce qu’au fond du fleuve elle a vu.
L’eau portait son corps comme une rose,
un éclat de lumière jaillit de ses yeux étonnés.
 
Elle était inerte sans chagrin ni souvenir
le visage blanc comme le matin.
 
Quand on la souleva, de son silence tombèrent perles et nacres.
 
De ses mains ouvertes monta un cri
d’incomplète lune.

Abdo Wazen 

 

*Folle terre (II)

Écoute,
toi dont la voix fait de grands gestes
et dont les bras sont chant d’oiseau.
Écoute : la ville blanche est un tombeau
Ne crains ni le soir ni l’ennui,
tous deux ouvrent sur un jardin
Ne crains ni l’amour ni la nuit,
la mort est un chariot faisant route vers l’est,
la vie n’est que la vie, simple abri du regard.
Écoute
Il y a sur ton ombre des chemins de quiétude
Absolue.
Nadia Tuéni

in Archives sentimentales d’une guerre au Liban (1982)

 

*Liberté

Je relève d’un pays où personne ne règne,
Traversé de crevasse et d’oiseaux.
La main trace l’avenir, le cœur ses extrêmes,
Un appel lui donne voiles, une grimace le ternit.
 
Je relève d’un pays sans fanion, sans amarre,
La mort a ses sentences comme ailleurs ;
Demain, son étendue ; le printemps, ses preuves.
Il s’y trouve partout d’endroit où se tenir.


Andrée Chedid
in Seul le visage (1960)

 

*(...)
Le Liban sensuel a martelé ma conscience, il m’écorche la voix et la mémoire – mon peuple est exilé sur sa propre terre.

J’ai navigué dans Paris à toutes les heures, à tous les rythmes de l’enfer et de l’amour.

Je suis la saignée arabe, la révolte est notre patrie profonde, avec une tendresse infinie...

L’oppression n’a pas de frontières, la liberté non plus ; elle creuse le chant des hommes enracinés ou déracinés, pour la dignité et l’ivresse.

Michel Cassir
Extrait d’Une étoile avala moi (1978)

 

Le poème de Tyr

Nous ne t’abandonnons pas comme les princes de la mer
ou les oiseaux de la terre
car nous ne sommes rien d’autre que tes passerelles
tes pierres
et tes poissons
Tu es notre charrette
Que nous poussons vers la montagne et vers la mer
Mais nous tombons sous tes roues
à la fin du jour
Nous chantons dans le labeur
Mais le temps passe sur nous
Et nous laisse colonnes et marbre
Le temps gémit en achevant de modeler la pierre.

Abbas Beydoun
traduction de Kadhim Jihad

 
 
© Elisabeth Grate
 
2020-04 / NUMÉRO 166