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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Antoine Boulad ou la poésie pour embrasser le monde
Par la vie et par la mort, le poète refait ses comptes. Antoine Boulad suit la chevelure de La Poésie dans le labyrinthe des souvenirs. Et c’est l’amour et l’humanité que dit leur étreinte dans l’écriture.

Par Ritta BADDOURA
2009 - 11
Voici venir le temps où le poète cherche à écrire à partir du lieu de la fin. L’heure est émouvante et certains des plus grands textes, des œuvres les plus inouïes, ont été construits à partir de ce lieu-là. Adresse du nul endroit et adresse du point le plus intime en soi, le lieu de la fin est là où il semble toujours prématuré de loger alors même que c’est en ce lieu que le temps marque sa pause et se dissout. Antoine Boulad, en filigrane d’une chaîne de poèmes en vers et en prose, répond aux nombreuses missives que la mort lui a envoyées, directement en tant que destinataire individuel ou indirectement en tant que membre de la collectivité humaine : guerre, maladie, perte d’êtres chers, déception profonde, absence, échec, solitude. Les poèmes se font écho. L’un développant l’autre, ils superposent et répètent les évocations de chair, de corps, de silence, de vie et mort, et replacent dans l’anatomie d’un texte un membre emprunté à l’autre, comme jouant à cache-cache dans les miroirs et traçant les lignes disparates d’un même visage.
« L’air de rien, tes lèvres renferment mon corps ;/ Tu es en moi partout où je prends l’air/ Rien n’est plus beau que la ligne des crêtes qui partage mon pain quotidien/ En plein air, ma bouche en toi aspire au monde.(…) L’espace entre ta lèvre ouverte et ta bouche,/ aucune parole ne le comble, aucun baiser ne l’apaise/ tes ombres m’entourent comme du mascara dont la mort jamais ne fermera les paupières. »

La Poésie dit bien dès la couverture le fatal de l’envergure. La Poésie renvoie à la tautologie absolue et couve aussi bien le tendre défi que le risque incisif de donner tel titre à un travail d’écriture. L’article défini clame le féminin de « Poésie » : Boulad est l’éternel amoureux, en poésie, de poésie. C’est en étant dans le mot qu’il est présent à l’univers. « Je suis en poésie comme une jeune fille à son premier baiser. J’éternue bruyamment et avec rage comme si je venais de naître. (…) Je serre les poings ! Tel un éventail, ton sexe est terrassé d’odeurs ; ta lèvre supérieure récite un poème que ta paume écrit en dormant ! » Pour montrer sa face à la mort avant qu’elle ne se découvre – si elle ne se découvre tout au long d’une vie –, le poète choisit la convulsion de l’amant étreignant sa bien-aimée Poésie. Il soulève doucement les masques de l’insupportable des réalités humaines, il les traque de l’humilité de son habit de poète. En homme sachant garder parole, il lance son gant au sol et défie la mort par le duel de la langue. Avec humour, sans épée et sans drones, il garde les mains dans ses poches trouées. C’est démuni de tout, et fou dans cette étreinte, qu’il dit son désir entier, sensoriel et mental, et criblé de fêlures pour le monde.
« Les femmes irrévérencieuses, j’ai faim des grenades de leurs regards, des cerises de leurs riens et des patinoires de leur esprit qui bleuit. Mais je mange ce qui nuit à la chair pour devenir fruit défendu. Et la nuit attrape la mort à pleines dents. »

Le relief, l’épiderme, la surface apparente des choses occupent les dits de La Poésie. Antoine Boulad gratte les enveloppes des plaisirs et des affres du bout de son stylo. Sous le joug des oppositions qu’il nomme – vie/mort, présence/absence, humidité/sécheresse, opacité/transparence, bruit/silence –, il cultive pourtant le fond du poème plus que sa forme et sa structure. Il semble à nouveau palpiter dans les premières amours surréalistes, après des recueils où l’éthéré et le peu dire étaient d’augure. Ses doigts écorchés vif sculptent aux mots une générosité à double tranchant et confient les traits de cette face du monde où la vie ne suffit pas à contrer la mort. « Grâce à la nuit, l’infini tinte comme de la monnaie en poche. (…) Je fouille au fond de mes poches la monnaie de ma mémoire où je n’ai jamais voyagé. (…) Le mot retourne la veste de la mort que j’embrasse avec ferveur/ Je fais les cent pas dans ma mémoire, menottes aux poings/ La braise sèche ta langue mouillée par l’aube/ Le monde se dédouble et le vent se lève entre la vie et la mort. »

La prose règne dans la deuxième partie de l’ouvrage intitulée : « Un tu l’auras vaut mieux que deux tiens ». Traversée de belles fulgurances, l’écriture erre et hallucine. Suinte alors de l’innocence du poète l’inéluctable de l’absence du dehors, même lorsque Boulad se retrouve hors de lui. Le dehors reste dedans la chair du mot. Le rêve emplit lentement la douleur et clarifie le cri. La ligne des lèvres est pointue et écume en ses crêtes. « Et le poète cherche son inspiration dans la ville bulbeuse et malfamée, livrée aux bulldozers qui ruinent l’âme. (…) Il enfourche à pleins gaz le cheval aux ailes plombées, Pégase embrasse les touches goulues du clavecin nègre. (…) J’erre entre les tombes garnies de touffes de vieux journaux. Peut-on continuer à noircir des pages de poésie avec ce nombre de morts qui tombent ? (…) Hilare, je regarde dans le rétroviseur s’effondrer les immeubles comme jeu de quilles. À l’orée de ton dos en papier, papillonne la distance d’un baiser. »

La fin de soi et la fin du monde communient dans le dernier recueil d’Antoine Boulad. Le poète élit là le sacré du baiser. C’est en embrassant qu’il fonde le lien. C’est en embrassant que le poète revisite sa mémoire : ce qui ne sera jamais plus et ce qui ne fut jamais. Dans l’écriture, Boulad ose originalement le lieu du baiser. Les mots à la bouche sont plantés de couteaux et le baiser a la morsure de l’invisible.

 
 
D.R.
« L’espace entre ta lèvre ouverte et ta bouche,/ aucune parole ne le comble, aucun baiser ne l’apaise »
 
BIBLIOGRAPHIE
La Poésie de Antoine Boulad, Dergham, 2009.
 
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