FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Poésie
Vénus Khoury-Ghata : plaidoyer d’un amour
Vénus Khoury-Ghata, depuis l’insomnie inspirée qui incessamment l’habite, et tout en pudeur et sagesse, écrit de la sève tantôt trépidante tantôt ralentie du cœur, un beau poème tourmenté et étrange. Une amoureuse traversée de la perte.

Par Ritta Baddoura
2015 - 03
La mort rôde attendrie et familière le long du Livre des suppliques qui se lit comme une élégie, une prière, une confession à la fois plaie et chant d’amour. Les mots sont sculptés dans une matière dure qui respire et deviennent tour à tour arbres tressaillant ou statues de sel. Depuis le premier poème, un paysage s’installe, se développe, parfois complexifié parfois minimaliste ; image qui persiste dans ses ombres démultipliées et revenantes jusqu’à la dernière page. Une armée de regrets, questions, culpabilités, revanches, cruautés ; une armée de non-dits libérée et transformée aux prismes du poème.

Elle lui parle, il est dans l’ombre. Il devient ils – frère, père, aimé, ami – restés dans la mémoire. Il est allié et ennemi des gens et des oiseaux, un être spécial, inconnu même pour elle, incompris, quasi-invisible mais si présent, taciturne et fantastique comme abritant la mythologie de l’espace et du désir de Gabriel Garcia Marquez. Homme qui erre sans changer de place, auquel l’absence donne consistance. Assimilé fondu dans les arbres : bouleau, figuier, peuplier, érable, platane, marronnier et noyer esquissent peu à peu son portrait et sa blessure.

« La grande maigreur du peuplier sied à ta nouvelle silhouette/ Moins entravé/ Tu écarterais l’hiver des deux mains pour voir si ta peau prolongeait l’écorce/ (…) Tu es démuni face aux moineaux qui attaquent ton figuier et déstabilisent ton échelle/ Arpenter une terre sous une autre terre t’enlève toute énergie/ Tu demandes une chaise pour remettre de l’ordre dans ton squelette et/ demandes une trouée dans l’espace pour repérer ton figuier/ alors que tu n’as droit qu’au bruit de ses feuilles/ et à l’odeur âpre de son lait/ l’itinéraire de ton retour dans une poche cousue ».

Amour et douleur parfois échangent leurs tenues. Le livre des suppliques s’étend paysage fragile et obsédant. Où face à l’homme-arbres dans son exil muet la femme remue le breuvage magique au fond du chaudron du temps, gardienne du rituel et de la voracité indicible des âmes. Deux êtres habités d’une douleur ancienne, de deuils imparfaits se maintiennent. Une histoire remontée des puits de l’innocence, une histoire depuis toujours poème. Il y a la vie et la mort d’un être, de l’amour, puis progressivement la vie et la mort du poème qui épouse d’abord furtivement ces patientes suppliques, puis découvre à peine le mystère qui drape l’enfance et l’origine de la source d’où peine et passion fusent. Tu deviens autre et soi. Supplique monologue. 

« Tu te tiens aux quatre coins de la chambre/ et t’effilocherais si les murs se séparaient/ La maison te tient lieu de squelette/ d’interlocuteur celui adossé au plâtre et qui a fini par y adhérer/ ses gesticulations ne sont qu’errements d’une lumière qui cherche sa place/ son impact sur le sol ne génère aucun dialogue/ sa main tendue se dissout avant de te toucher/ le sel jeté par-dessus ton épaule l’efface et t’efface en même temps ».

La pluie tombe longuement, persiste et trempe de sa régularité et de sa fidélité chacune des suppliques. Citadine et minérale, émancipée et sans mélancolie, elle tombe sur les mots et les colore. Elle dilue le sang. Pour le reste, tout est jardin et village. Jardin et village de solitude et d’enfance, refermés au sommet d’une haute montagne et peuplés d’arbres, de pierres, d’oiseaux et de vents. Ils occupent à jamais l’appartement, le présent. Ils sont l’âtre de l’amour et de l’écriture où se consument patiemment une à une les suppliques et les années revenues se confondre dans le poème.

« (…) Comment savoir ce que/ dit l’envers des pages/ Si voyelles et consonnes arrivent à cohabiter et si les mots sont morts d’une insuffisance d’écriture depuis que l’alphabet est un ramassis de sons (…)/ Pour quelle raison t’a-t-on convoqué au monde si tes doigts diluent les messages qui te sont destinés/ Affalé sur la page soudain obscurcie/ tu te dis : Ecrire est une invention de l’alphabet atteint de surdité/ les mots ne crient pas quand prend fin l’homme qui écrit ».


 
 
© Elisabeth Grate
 
BIBLIOGRAPHIE
Le livre des suppliques de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 2015, 152 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166