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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Étrange langue natale


Par Georgia Makhlouf
2014 - 11
Le titre déjà est très beau : Parler étrangement. Il dit que le recueil est traversé par des questions qui ont trait au langage, à la façon dont on s’approprie le langage par le biais de paroles singulières. Mais le titre dit aussi que la question de l’étrangeté est son sujet, et que le fait de se sentir étranger dans sa langue – et il ne peut en être autrement si l’on veut créer du sens, si l’on veut laisser sur les mots une marque – est au cœur de ce sujet. Et puis il y a le dessin de couverture. On croit deviner une sorte d’Alice qui a quitté le pays des merveilles pour traverser le miroir. Elle est face à un oiseau, beaucoup plus grand qu’elle, qui la domine. Mais cette question de taille ne l’empêche pas de parler avec l’oiseau, elle parle avec son corps, elle fait des gestes, et l’oiseau aussi lui parle, il a le bec ouvert et il fait entendre sa voix. Parler, faire entendre sa voix, dire avec son corps, traverser le miroir et parcourir l’étrangeté du langage, seule façon d’apprivoiser un peu l’étrangeté du monde, voilà quelques unes des interrogations que Baddoura fait siennes et qu’elle nous invite à partager. On entre dans le recueil ayant avec elle fait ce pacte tacite, celui d’abandonner les certitudes, les habitudes, celui de cheminer étrangement entre les lignes, de tourner doucement les pages, de se laisser dérouter, c’est-à-dire changer de route pour des chemins de traverse. Et l’étonnement est au rendez-vous, redoublant le plaisir d’entendre autrement ce que l’on croyait avoir déjà entendu, mais qui se donne là dans une nouveauté percutante. Redécouvrir les mots comme si on les entendait pour la première fois, n’est-ce pas là la mystérieuse alchimie de ce que l’on nomme poésie ? Et pourtant c’est de guerre aussi que nous parle ce recueil, et de peur, de mort, de silence, de langues coupées par le vacarme des bombes, de perte, de sang et de cendres. De ces journées sans fin où « il n’y avait nulle part pour s’abriter même pas dans sa propre tête, pas une virgule sous laquelle s’allonger », où la langue est « sans murs sans fenêtres et sans porte » et où « les mots ne nous aiment plus nous leur voulons du mal nous leur faisons la guerre ». Alors il faut, patiemment, « mettre cet après-midi dans un poème pour le tenir au chaud dans l’appartement où les mots sont tombés », faire « des festins d’écriture » et se « cacher dans le poème pendant des années sans ressortir ».

« J’écris à partir de ma mort », écrit Ritta Baddoura dans Arisko Palace. Avant de se reprendre et d’ajouter : « Non. Partir de la mort de quelqu’un d’autre. Ce n’est qu’hier que j’ai compris. Je ne suis pas morte. » Et pourtant longtemps elle se crût décédée. Était-ce avant que les mots ne volent à son secours avec cette grâce renouvelée ? Était-ce avant de cogner le silence avec cette vigueur frémissante, enfantine et grave ? 

Arisko Palace, son deuxième recueil, emprunte son titre à un théâtre de Hamra qui avait interrompu son activité pendant la guerre pour la reprendre durant les années 2000. Baddoura nous dit qu’enfant, elle entendait « nombre de pubs à la radio pour des pièces de théâtre pour enfants, des films égyptiens et autres spectacles qui y étaient présentés, et le nom de ce lieu m'était resté ». Ce recueil évoque des faits imaginaires, mais y injecte aussi des éléments de réel qui, pour être vrais ne sont pas forcément autobiographiques. « Il y a dans Arisko Palace du sacré et du réel, inspirés de ma résidence dans le Var. J'ai visité les villages de la région et animé des ateliers d'écriture avec des ados ou des femmes en alphabétisation. Le livre s'inspire de choses vécues et d'histoires entendues durant ma résidence, ainsi que d'éléments liés à mon vécu et à mon imaginaire et donc marqués par le Liban. » Elle nous restitue tout cela avec une brûlante concision.

Nous qui lisons Baddoura dans sa « langue natale », savons où elle en est avec le poème et la voyons « debout sur la page », comme pour une première fois.




Ritta Baddoura  au Salon
 
Performances poétiques le 8 novembre à 17h (Agora)

Rencontre autour de Saïd Akl d’Henri Zoghaib et lecture de poèmes le 8 novembre à 18h (Salle A) / Signature à 19h (Virgin)
 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Arisko Palace de Ritta Baddoura, Plaine page, 2014, 55 p.
Parler étrangement de Ritta Baddoura, L’Arbre à paroles, 2014, 92 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166