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Poésie
Sabah Zouein : Entrée dans la blancheur
Sabah Zouein s’en est allée si vite que l’annonce de son départ était déjà l’arrivée, si lentement que la densité de son silence résonne. Les attaches désarticulées et audacieuses de son écriture, ses vers bleus à l’extrême ou aveuglément blancs, son grand sourire égalisant sa fébrilité. Fidèle aux périples de sa pensée, c’est au tour de son corps de rejoindre la blancheur.

Par Ritta Baddoura
2014 - 07
Le cœur se serre pour écrire ces lignes. Sabah Kharrat Zouein n’est plus. Peu de choses à rappeler de son talent, de son érudition et de sa maîtrise de six langues ; de sa naissance en Argentine au milieu des années cinquante et de ses origines libanaises par son père et argentines et espagnoles par sa mère ; de son obsession de quêter l’origine de la langue, l’absolu de l’écriture et le fondement du lieu ; des nombreuses anthologies qu’elle a signées et de tout ce qu’elle a pu traduire de la poésie arabe vers le français ou l’espagnol et des littératures étrangères vers l’arabe ; de l’immense et fiévreuse énergie qu’elle déployait pour travailler sa poésie, rédiger ses papiers pour les colonnes de grands journaux (notamment libanais, français, anglais, américains, australiens, luxembourgeois), et accompagner étudiants et chercheurs ; de ses voyages et conférences dans nombre de pays où l’originalité de son esprit et de ses vers a brillé ; de la reconnaissance explicite dont son œuvre innovante a souvent manqué au Liban. Peu de choses que les articles et les hommages qui ont paru dans la presse arabophone et internationale depuis son décès le 5 juin dernier n’aient évoqué.

« Ce que je cherchais absolument à travers mes livres, c’était la vérité à nu de la langue ; et ceci n’était à mes yeux possible que dans la mesure où je pouvais atteindre cette purification du mot, c’est-à-dire la nudité extrême de l’écriture. Je cherche la nudité afin de trouver le mot vrai, le mot lavé de ses couches symboliques et métaphoriques ; le mot débarrassé de l’impuissance de se joindre à lui-même. Le mot vrai c’est cela-même, c’est l’annulation des miroirs, des reflets, et en un mot, de la virtualité des images. (…) Pourquoi la quête de l’origine et de l’authentique est-elle si difficile ? (…) Et si je suis donc une langue, j’écris pour me débarrasser de cette langue, afin de retrouver l’état premier d’avant la langue. »*

Cinéphile passionnée, diplômée de sociologie, Sabah Zouein a mené de front et sans frontières, ses activités de poète, journaliste, traductrice et conférencière. Son intellect remarquable, fort d’une éthique exigeante, était porté par la générosité, la simplicité et l’enthousiasme enfantin qui la caractérisaient. Par une insatisfaction permanente et une effervescence intense de la pensée aussi. Zouein avait cette faculté rare de se déplacer dans les langues, entre les langues et d’une langue à l’autre, les ressentant chacune dans leur singularité et en percevant les similitudes secrètes. Le sourire alternait avec l’inquiétude sur son visage, comme le bleu avec les nuages.

« (…) N’ai-je pas, maintes fois, à travers mes recueils, essayé d’en finir avec l’écriture, de m’arracher à elle, de la saisir et la tuer ? (…) Dans Mais comme dans À partir de. Ou, peut-être, ma langue est allée jusqu’au bout d’elle-même, et plus précisément, jusqu’au lieu le plus tragique, (…) là où une blancheur étouffante devient un point insupportable dans l’espace de l’écriture. »*

Depuis 1983 et ses deux premiers recueils écrits en français, en évoquant tous ceux qu’elle a rédigés par la suite en arabe et jusqu’au dernier paru fin 2013 avant que ne se déclare la maladie qui l’a emportée, les titres de ses ouvrages ont patiemment constitué un poème : Sur un quai Nu/ Passion ou paganisme/ Mais/ À partir de. Ou, peut-être/ Comme si une faille. Ou, dans la faille du lieu/ Le temps est toujours perdu/ La maison oblique, le temps et les murs/ Parce que je suis, comme si j’étais, je ne suis pas/ Par une tentative mienne/ C’est elle qui, ou bleue au cœur de la ville/ Chaque fois que tu, ou, chaque fois que tu te penches sur tes mots/ Lorsque la mémoire et lorsque les seuils du soleil. Suite au séjour de Sabah Zouein en mai 2008 à Forest et à sa visite du quartier bruxellois de Wielemans-Ceuppens en compagnie de la plasticienne Dora García, fut inaugurée le 6 mai 2014, un mois avant son départ ultime, la sculpture murale Tu es la langue plurielle. Cette sculpture signée García est inspirée des poèmes de Zouein et de l’atmosphère mélancolique que l’artiste ressent aussi bien dans la commune de Forest que dans les vers de la poète ; vers que les passants peuvent déchiffrer en français, néerlandais et arabe. Tu es la langue plurielle figure une inscription criblée de blancs car il lui manque par endroits des lettres. Le texte demeure lisible grâce aux traces de colle laissées par les lettres manquantes sur le béton. La présence de Sabah aussi, blanche d’avoir glissé dans le puits lumineux de la langue




*Extraits de l’essai Passion de l’écriture rédigé par Sabah Zouein pour une contribution à From Baghdad to Beirut: Festschrift in honor of John Donohue, ouvrage collectif dirigé par Chibli Mallat et Leslie Tramontini (German Orient Institute, Beirut, 2007, 502 p.).
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166