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Poésie



Par Ritta Baddoura
2014 - 06
Ayant cultivé le détachement au cœur de l’éphémère de toute appartenance à un lieu et à un temps, Sargon Boulus trace une voie poétique à la puissance véritablement unique. Depuis ses premiers vers, son écriture n’a cessé de mûrir et de tendre vers l’apaisement qui se trouve au cœur de tout chaos, dans une liaison quasi-inédite dans la littérature arabe, du mystique et du contemporain. 

Poète secret et fondamental, Sargon Boulus a su cultiver un ordre interne tout de simplicité dans le chaos complexe de l’existence et faire graviter de nouvelles dimensions dans la poésie arabe. L’anthologie de son œuvre poétique traduite vers le français parue récemment chez Actes Sud/Sindbad – il convient de saluer la traduction assidue d’Antoine Jockey –, propose un parcours captivant de son écriture depuis les derniers poèmes publiés en 2008 un an après sa mort, jusqu’aux premiers morceaux parus en 1984.

«?Tu apprendras?: là-bas, sous la peau des légendes, sous les décombres de toute chose, des actes uniquement choisis pour toi afin que tu les accomplisses avec précision/ Afin qu’ils soient le piège où tu finiras, toi et tes bagages./ (…) Mes yeux/ Même après les avoir fermés/ Continuent la lecture/ Comme si la bataille s’était déplacée à l’intérieur des casernes./ Et plus rapide que ta capacité à lire la phrase suivante/ L’avenir aura joué la partition du passé/ Sur toutes les touches noyées du monde/ Avant même de trouver ses mains.?»

Le poète Wadih Saadeh écrit dans sa préface de l’anthologie?: «?Sargon Boulus appartient à cette génération d’écrivains qui a porté la poésie arabe de la période où la modernité a été fondée et théorisée à celle où la modernité est devenue écriture et conception. (…) Et au sein de cette génération, Sargon demeure une voix singulière. Le moindre détail du quotidien devient dans ses écrits un élément incandescent?». Traversés d’une veine unique qui se démarque des voix poétiques arabes de son temps, les poèmes de l’Irakien Sargon Boulus n’ont cessé d’évoluer et d’innover, portés tant par les nombreux voyages et exils du poète, que par son rituel va-et-vient entre son intériorité et l’immédiateté sensorielle du monde externe. 

«?(…) Je ne suis ni calme, aux nerfs froids/ Ni inquiet, sursautant au moindre son ou crépitement./ Par poignées, les années s’éparpillent/ Comme des épis, et le vent arrive./ Ma solitude déborde telle une jarre sous le robinet du silence./ Je suis plein. Ombre, approche, entre dans ma maison et vole ce que tu veux.?»

Un sens de la solitude qui est celui de la sagesse résignée ou d’une résignation sage, habite la pensée de Sargon Boulus et apaise son écriture. Comme si la quête et l’attente du poème, comme si le goût du mot à la bouche, le réconcilient à chaque instant avec le temps de vivre et de mourir. Étrangement, son souffle est imprégné d’un dénuement toujours résonant de mystère. Les yeux ouverts sur la réalité, Boulus tente de cultiver l’art de demeurer à distance de la joie et de la tristesse, de l’émerveillement et de l’aveuglement. À distance mais toujours à sa place, non pour partir ou arriver plus vite, ni pour être un autre. Mais pour trouver le poème au cœur de la violence.

«?Visite parfois notre terre oubliée./ Visite notre Histoire dévastée?: la bague/ que tu veux est là-bas./ (…) Le jour arrive. Nulle limite aux signes./ (…) Ma tribu?: cette page, ce crayon, ce mur./ (…) Mon ami mort hier en exil/ En luttant contre la dernière douleur/ A connu l’histoire du début à la fin/ En un seul moment de nostalgie./ Laisse le courant emporter ce qu’il veut. Laisse-moi rester à ma place./ Accorde-moi ce moment et laisse-moi./ Je veux écouter l’histoire.?»

Sargon Boulus cueille les gestes silencieux, le mouvement inaperçu ou invisible et y accorde sa pensée. À bord du temps, il est ce passager du passage dont il extrait une poétique qui fonde la sérénité dans toute angoisse. Par le poème, le temps est à jamais pour Sargon Boulus le voleur et l’allié. Vaste et intime, son écriture parvient dans les bruits ambiants à installer un halo d’intériorité et de silence. Sargon Boulus, dès ses premiers poèmes, donne l’impression d’avoir d’ores et déjà le souvenir de l’avenir et de la mort, ainsi que la conscience de l’or du temps présent. Il accepte ce qui vient et ce qui ne vient pas en veillant «?dans son (mon) poème jusqu’à l’aube?». 

«?Dans le ruisseau du matin, je remue du doigt un secret, vert comme une grenouille./ J’écris un mot dans mon cahier et le referme. Un geste suffit/ Pour changer le monde.?»


 
 
D.R.
« Mes yeux/ Même après les avoir fermés/ Continuent la lecture/ Comme si la bataille s’était déplacée à l’intérieur des casernes./ »
 
BIBLIOGRAPHIE
L’éclat qui reste de Sargon Boulus, Anthologie poétique établie et traduite de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey, Actes Sud/Sindbad, 2014, 192 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166