FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Poésie
Samir Sayegh, la lettre infinie
Immense calligraphe, d’une maîtrise et d’une liberté rares, Samir Sayegh est aussi un écrivain de la langue, un poète de l’alphabet.

Par Dominique Eddé
2014 - 05
Jour après jour, une décennie après l’autre, Samir Sayegh a déchiffré, exploré le paysage des lettres. Il l’a scruté, suivi à la trace, l’a appris comme on apprend à lire un ciel étoilé, en a éprouvé physiquement le moindre point, le moindre trajet, chaque épousailles de l’encre et du papier. Puis, il lui a donné un nouveau souffle, il l’a réinventé. Le calligraphe donnant à voir, le poète à comprendre.

Tout a commencé à l’âge de douze ans. À Deir el-Mkhaless. « Tu as une très belle écriture », lui dit son professeur. La phrase connaît un destin. Sayegh entre dans le monde de l’écriture pour n’en plus sortir. Quatre ans plus tard, il quitte le couvent et s’intéresse de près au mouvement « Hurufiyyah », initié dans les années cinquante. Au bout d’un temps, l’aventure le laisse perplexe. La lettre, dit-il, y est réduite au rang d’ornement. Il s’en éloigne, tout en refusant l’héritage des deux derniers siècles ottomans qui sont, à ses yeux, un temps de glaciation durant lequel toutes les lettres sont les mêmes. Contrairement à la grande époque du Xe au XVIIIe siècles, le calligraphe y est relégué à la tâche d’exécutant. Au mieux, d’artisan. Sayegh, grand connaisseur de l’art islamique, part alors à la recherche d’une voie qui ne soit prisonnière ni de la modernité occidentale, ni d’une tradition révolue. Il remonte aux sources, à la plus ancienne des écritures arabes : le Kufi. Il mène de pair une écriture rapide et fluide : le cursif simple. De ces deux écritures, l’une architecturée, géométrique, aux règles strictes, l’autre, aérienne, entrée dans l’espace sur le mode de la danse, Sayegh nous dit qu’elles l’ont en réalité mené au même endroit, au même plaisir. Parmi les questions qui se sont posées à lui : celle de la place du sujet dans l’œuvre. Dans le premier cas, l’artiste est, à ses yeux, le centre du monde et son art le reflet d’une lutte incessante avec lui-même, avec les autres. Dans le second, dans le passé de la culture arabe, l’artiste est un témoin pour qui l’unicité de l’être se confond avec l’unicité du monde. Il n’opte ni pour la première voie, ni tout à fait pour l’autre, il va ailleurs. « Voici comment j’ai commencé, poursuit-il : J’ai écouté ma main, l’appel de l’encre et je me suis rendu à la plume. »

Pour Sayegh, c’est par l’encre que tout débute, c’est elle qui crée le lien entre l’oralité de la culture arabe et l’apparition tardive de l’écrit. C’est elle qui donne corps à la lettre au même titre que la terre à la poterie. Chaque lettre en ressort unique. Chacune est un lieu de vie. Sa vision rejoint celle du philosophe chiite du XIVe siècle, Haydar Amoli, cité en fin d’ouvrage. « Les lettres qui s’écrivent avec l’encre n’ont pas d’existence en tant que lettres, dans la mesure où les lettres aux formes diverses revêtent des sens différents selon l’usage qu’on en fait. La présence véritable c’est celle de l’encre et rien d’autre. » Sayegh nous la donne à voir :
« L’encre descend sous les traits d’un Aleph/ Le dos se redresse./ Un courant de nerf, de lumière/ Presse en diagonale/ Du pied gauche vers l’épaule droite/ Alors, la main, stabilisée,/ Assigne la place de l’aleph sur la ligne. »

Ou encore, sous une forme très proche du haiku :
« Tout le corps est à l’œuvre/ Pour dresser le sommet de l’Aleph/ Phare du bateau encre à venir »

Dans un ouvrage passionnant sur « l’art chinois de l’écriture », Jean François Billeter accorde cette même place au corps. « Chez le calligraphe en action, écrit-il, le corps et l’esprit sont saisis d’une effervescence qui abolit toute distinction entre les deux: ils s’abolissent ensemble dans une activité qui n’a d’autre lieu qu’elle-même, qui est devenue pure allégresse sans dedans ni dehors. » Si incomparables que soient les deux écritures, arabe et chinoise, la conception asiatique du calligraphe rejoint de très près celle de Sayegh. L’Asie n’est jamais loin dans son œuvre qui est universelle en raison même de son ancrage, de son extrême précision, de sa rigueur.

C’est de retour d’un voyage en Chine, en 2010, qu’il met au point une palette rectangulaire constituée d’une planche en bois couverte d’un tissu en feutre, à l’aide de laquelle il obtient une qualité d’écriture d’une ampleur et d’une transparence exceptionnelles. Il entre dans le « harf ». Il est dedans. Chaque lettre gagne ici en force et en solitude. Chacune part, sans attache, à l’assaut du territoire que convoitent la littérature, la danse ou la musique. 

« Ma main refusait d’exécuter », m’a-t-il confié, un jour à propos de sa crise et de se libération. « C’était comme si mon œil savait et que ma main avait oublié. En réalité, ma main apprenait à résister aux critères auxquels mon œil s’était habitué. L’œil disait à la main : ne te laisse pas faire par l’image que je te propose. Libère la. » Dans ses poèmes, les deux écritures – celle de la langue et celle des lettres – sont constamment réfléchies l’une par l’autre, l’une dans l’autre. « Je voulais libérer la calligraphie du langage et de la signification des mots, dit-il, et revenir aux premiers moments de sa naissance, à l’univers des signes et des symboles, du temps où le sort des lettres se jouait entre la boue et l’eau. Si vous regardez la calligraphie dans le but de lire, vous ne la voyez plus vraiment. Pour peu qu’on s’immerge dans ses méandres, lire devient secondaire. »

« Toutes les lettres sont malades, à l’exception du Aleph », écrivait al-Niffari, « Toutes sont prêtes à pencher, seul le Aleph est debout, seul lui ne penche pas. » Sayegh lui répond par la voix du Aleph : « Merci à toi de m’avoir distingué parmi les lettres, de m’avoir loué et nommé : la lettre vraie, celle qui n’est pas malade. (…) La fierté que m’inspire ton propos ne s’accompagne pas moins d’une tristesse profonde et même d’une peur froide car je suis aussi toutes les lettres à la fois, mon commencement est celui de toute lettre et ma fin, la fin de toute lettre. Je dors et je deviens باء Ba’, je me courbe je deviens راء Ra’, je m’incline je deviens دال Dal, je tourne je deviens ياء Ya’, je m’arrondis je deviens نون Noun. Ainsi, je suis l’un multiple, je suis l’un de tous et je suis tout l’un. »
 
Al-Niffari, l’auteur de al-Mawaqif au Xe siècle, est sans doute l’écrivain mystique dont Sayegh est le plus proche. « Il est, nous dit-il, celui qui sait qu’il ne peut pas arriver à Dieu; plus exactement, qu’il faut renoncer à tout pour y arriver, y compris à Dieu. Niffari est celui qui n’a pas fui et qui n’a pas expliqué. Dieu lui intimait l’exigence absolue. Celle de l’affronter, sans intermédiaire et sans espoir d’y accéder. Il a affronté, puis il a arrêté d’écrire à l’exception de petits morceaux rassemblés après sa mort. Les adjectifs humains appliqués à Dieu sont un non sens. Ibn Arabi n’a cessé de dire : Dieu n’est pas celui que vous adorez. Dieu n’est pas celui sur lequel vous comptez. » Et comme je le poussais dans ses retranchements, sur la question de la foi, Sayegh a conclu « Je ne crois pas. Et je crois plus que Saint Siméon ! »

La grande force de Samir Sayegh est qu’il n’imite personne. C’est un artiste solitaire, relié par chacun de ses gestes, au meilleur de la culture arabe. Son œuvre est unique, reconnaissable entre toutes. Blessé, jour après jour, par la guerre et ses destructions, il a transformé son désespoir politique en résistance silencieuse. Plus son monde s’écroulait, plus il a cherché, dans le grand calme de son atelier, à en sauver l’âme sous la forme d’un mot ou d’une lettre qui, peu à peu, ne voulaient plus rien dire, plus rien signifier. Seulement exister. Affirmer la vie. La grâce. L’allégresse. Alef en lettres multiples, ce sont les lettres, génitrices des mots, évadées de prison par la fenêtre d’une toile ou d’une feuille de papier. C’est de l’humanité en quête d’un espace où vivre libre.

*****
 
Samir Sayegh publie Alef bi hourouf kathira à l’occasion de son exposition à la galerie Agial (63 rue Abdel Aziz, Hamra), le 6 mai prochain.
 
 
D.R.
« J’ai écouté ma main, l’appel de l’encre et je me suis rendu à la plume »
 
BIBLIOGRAPHIE
L’Aleph en lettres multiples (Alef bi hourouf kathira) de Samir Sayegh, Imprimerie Calligraphe, 2014.
 
2020-04 / NUMÉRO 166