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Poésie
Au nom des vivants et des morts
Chaque 4 juin, Liu Xiaobo écrit un poème. Vingt poèmes pour vingt ans d’amnésie, de souffrance sans nom pour les proches des victimes de Tian’anmen le 4 juin 1989. Par sa persistance, Liu Xiaobo, lauréat du prix Nobel de la paix 2010, nous apprend que la plus pacifique et la plus solitaire expression peut être l’arme la plus tenace et la plus redoutable.

Par Ritta BADDOURA
2014 - 04
4 juin 1989, place Tian’anmen, mémorial des héros du peuple face au mausolée de Mao : les troupes de la loi martiale écrasent la foule sous l’acier des tanks. Le rassemblement pacifique de citadins, d’intellectuels et d’étudiants grévistes de la faim, tous opposés au régime et militant pour une démocratisation du système politique en Chine, devient vaste étendue de sang. Liu Xiaobo est parmi eux. Il survit au massacre, mais la mort, la terreur et la détermination à poursuivre la lutte ne le quitteront plus jamais. En liberté surveillée, puis en captivité (il est condamné à onze ans de prison en 2009), dans ses essais, ses critiques et ses poèmes, Liu Xiaobo n’a cessé de cultiver dans une douleur indicible, la plante du souvenir. Ces vingt poèmes esquissent le combat intransigeant qu’est devenue, depuis le 4 juin 1989, sa vie : une mémoire vive pour les droits des morts et des vivants.

« (…) L’immortel humour rouge/ Séduisant avec ses arguments si fins/ Comme une pelle à gâteau/ Découpe tout en douceur la dignité humaine/ Edward Saïd pousse un profond soupir/ Confucius ressuscité par l’orientalisme/ A émis du fond de sa tombe/ Un immense pet de régénération de la Chine/ Ah !/ Le buste se sent bien à l’aise !/ Les disparus passent comme les flots/ Terre de Chine au milieu des périls/ Comme sont indispensables en ce moment/ la décomposition du capitalisme/ L’agonie du communisme/ Le déclin du féodalisme (…) ».
Liu Xiaobo vit dans un état de perte fondamentale, comme dénué de tout sauf du devoir de persistance, de conscience et de souvenir. Ce devoir est à la fois pour lui sacrement, châtiment et récompense. La poésie en est l’un des refuges et quand la parole manque au poète, quand l’être est désubjectalisé et réduit à n’être que nature morte, il donne la parole à un bout de bois. Il fusionne son existence et ses émotions propres avec celles d’une planche pour parler du disparu et dialoguer avec lui. Élégies du 4 juin est aussi un recueil sur le passage du temps et le rapport à la durée lorsque la temporalité même est assassinée par l’interdiction de se souvenir des morts, de les pleurer, ou de reconnaître qu’ils ont vécu et qu’ils sont morts. C’est aussi un recueil qui donne à lire les travaux de la langue le long d’un rituel entretenu pendant vingt ans. Au cours de ce rituel, certains écrits deviennent poésie quand d’autres restent, quoique intenses et tout aussi sincères, étrangers au poème. Cette inégalité entre les vingt élégies est aussi celle qui caractérise la force et l’espoir, tour à tour flamboyants ou rongés désespoir, par lesquels Liu Xiaobo a tenté tout au long de son vaillant combat, de préserver intacte en lui la nécessité de se souvenir, de souffrir et de s’opposer.
« (…) La mort ayant enterré la justice/ Elle a répudié les morts/ Les enfants sous terre/ Décomposés jusqu’à leurs seuls cheveux/ Leurs pleurs ténus tournoient furtivement/ Envahissant la clarté de la nuit de pluie de neige/ Le cœur du firmament cesse de battre/ Comme si une femme enceinte non mariée/ Avait conçu en sa matrice un amas de pierres et de glace/ Pour fuir l’avortement/ Dans le ventre maternel/ Le bébé a appris à se suicider (…). Cette nuit je n’ai pas rêvé de l’aimée/ Mais d’une fourmi tremblante/ Des pointes de baïonnettes perçaient une caverne/ Réveillant soudain la fourmi/ Peut-être ne sait-elle pas/ ce que veut dire un massacre/ Mais quand les créatures dotées d’intelligence/ Deviennent peu à peu insensibles dans l’oubli/ Cette mémoire tremblante de fourmi/ Maintient l’intégrité de la Terre ».

La Chine que décrit Liu Xiaobo est corruption et imposture extrêmes et génère en lui répugnance, amertume et ironie critique et morbide. La putréfaction des corps de la place Tian’anmen a gagné le présent et l’avenir et s’est transmuée en putréfaction des consciences. L’image de la mort rongeant dès les origines et bien avant la naissance, le fœtus dans le ventre maternel, revient dans les poèmes. La culpabilité d’avoir survécu aussi. Si bien que malgré des années difficiles pendant lesquelles Liu Xiaobo était sur la liste des ennemis du régime, ses poèmes parlent peu de lui et restent floraisons à la mémoire des disparus. Depuis les fastes de l’empire chinois, Liu Xiaobo écrit qu’un festin abject, rouge carnage, s’est préparé. À partir du rayonnement d’une grande histoire, a mûri dans l’obscurité des siècles, une écrasante rupture. Depuis la déchirure des mères qui n’ont jamais pu enterrer ou pleurer ou dire la mort de leur enfant, Liu Xiaobo raconte, comme on brûle un bâton d’encens à chaque anniversaire, les tourments et les éructions d’un monde frappé de silence et de décomposition secrète, pour avoir dévoré un 4 juin, la chair et le cri encore vifs, de ses enfants.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Élégies du 4 juin de Liu Xiaobo, Bleu de Chine/Gallimard, 2014, 112 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166