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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
La plus belle chose jamais arrivée au Liban


Par Tarek Abi Samra
2020 - 04
Vers la fin des années soixante, un vent de liberté et de contestation souffle sur la faculté de pédagogie de l’Université libanaise : la rigidité des mœurs se relâche quelque peu, les relations entre jeunes hommes et jeunes femmes sont plus franches et plus aisées, des étudiants d’origines socio-économiques et confessionnelles différentes se côtoient et, surtout, le radicalisme de gauche chauffe les esprits, générant une atmosphère d’effervescence politique et intellectuelle.

Dans son dernier roman, Nisa’ wa fawakeh wa ara’ (Des femmes, des fruits, des opinions), Hassan Daoud essaie de saisir ce qui, dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue, est resté de cette « belle époque » d’avant la guerre civile. Divulguons immédiatement le résultat de cette recherche : une poignée de souvenirs presque figés, ainsi qu’une intermittente nostalgie d’une image fantasmée de soi et du monde.

Au début du roman, nous faisons la connaissance d’un groupe de copains en première année de langue arabe que tout le monde, à la faculté de pédagogie, appelle « la bande des poètes ». En effet, ceux-ci écrivent des vers qu’ils récitent parfois en public ; mais pour eux, il n’y a que deux choses véritablement dignes d’intérêt dans la vie : les femmes et la politique. Ainsi passent-ils la majorité de leur temps à tenter de séduire des étudiantes (le plus souvent sans succès), à assister à des réunions politiques tumultueuses et à participer à des manifestations qui, quelquefois, sont violemment réprimées par les forces de l’ordre. Nos jeunes poètes sont insouciants, ils se croient sur le point de changer le monde, ignorant que ce qu’ils sont en train de vivre, ce sont les prémices de la guerre civile. 

Nous retrouvons trois d’entre eux de longues années après la fin de la guerre. Entre-temps, leur amitié s’est beaucoup étiolée ; leurs vies sont désormais trop dissemblables. Toutefois, chacun, à un certain moment, essaie de renouer avec ce qu’il fut jadis. Hassane part à la recherche de Wadad, une ancienne condisciple de la faculté de pédagogie avec laquelle il avait eu l’ébauche d’une relation amoureuse et qui, ensuite, l’avait sévèrement repoussé sans raison apparente. Hassane ignore ce qui l’incite à tenter de la revoir ; il ne se rend pas compte que le véritable but de sa recherche est de retrouver quelque chose de son ancien Moi. La rencontre aura finalement lieu. Elle n’apprendra rien à Hassane à part le fait que Wadad a beaucoup changé.

De son côté, Youssef est réduit à ruminer ce qu’il appelle sa « gloire », c’est-à-dire ses anciens exploits guerriers en tant que commandant militaire durant la guerre civile. Il pense parfois à sa première année à l’université : il était alors un jeune homme timide et taciturne, mais décidé à se surpasser et à surmonter tous les obstacles qui pourraient se dresser sur son chemin. Youssef ne se reconnaît plus dans ce fantôme d’antan.

Quant à Mohamad, il est à présent ravagé par l’alcool et n’a plus beaucoup de temps à vivre. Il sait que son existence n’a été qu’une série de pertes, mais ce qui le chagrine le plus c’est d’avoir perdu le prestige dont il jouissait naguère au sein de la bande des poètes : en effet, ses amis le voyaient autrefois comme quelqu’un d’énigmatique, ne prenant rien au sérieux et connaissant tout de la vie ; de plus, ils attribuaient toujours un sens mystérieux à ses paroles souvent paradoxales et provocatrices. 

L’une de ces choses mémorables que Mohamad avait dites lors de sa première année à la faculté de pédagogie, c’est que le Liban avait atteint l’apogée de sa beauté le 11 février 1968 à dix heures et demie, lorsque Saleh embrassa Katia. Selon Mohamad, juste après ce baiser, la plus belle chose jamais arrivée au Liban, le pays commença à s’effondrer. C’était un baiser unique, qui n’avait eu ni suite, ni conséquences, donc presque illusoire, comme si, tout simplement, il n’avait pas eu lieu. Peut-être que cette « belle époque » à laquelle les personnages du roman demeurent attachés est de la même nature que ce baiser fugitif : un fantasme figé dans un temps auquel la mémoire n’arrive pas à remonter, car il est séparé du nôtre par ce gouffre infranchissable qu’est la guerre civile ; un fantasme individuel autant que collectif, qui a peut-être été créé de toute pièce et qui n’a donc aucun rapport avec la réalité.

 
 
Nisa’ wa fawakeh wa ara’ (Des femmes, des fruits, des opinions) de Hassan Daoud, éditions Nawfal, 2020, 240 p.

 
 
 
D.R.
Le Liban avait atteint l’apogée de sa beauté le 11 février 1968 à dix heures et demie, lorsque Saleh embrassa Katia.
 
2020-04 / NUMÉRO 166