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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Désenchanté


Par Alexandre Najjar
2020 - 02


On peut apprécier Frédéric Beigbeder ou le trouver agaçant, mais une chose est sûre : il sait parler de notre époque et refléter le mal-être qui mine notre société – phénomène déjà présent chez les Romantiques et les Décadents qui se plaignaient du « mal du siècle » ou exprimaient leur spleen et leur pessimisme morbide en vers ou en prose. Dans son dernier roman sans titre mais illustré d’un smiley, il clôt sa trilogie sur les aliénations contemporaines ayant pour héros Octave Parango : après la tyrannie de la publicité (99 Francs) et la marchandisation de la beauté féminine (Au secours pardon), le voici qui s’attaque à la dictature du rire en faisant d’Octave un humoriste matinal sur la plus grande radio nationale de service public, « condamné » à trouver des vannes pour amuser la galerie, un peu comme un clown triste obligé de faire rire son public. Le récit commence à 19 heures pour s’achever à 7 heures du matin : son personnage erre dans Paris, fait toutes sortes de rencontres à l’Élysée comme au Moulin Rouge, et s’attarde dans les bars, « noctambule dépravé » en quête d’une bouée de sauvetage, avant de se saborder en direct... En réalité, ce livre est moins un roman qu’un patchwork de réflexions sur le monde des médias, le rire (« Nous nous tournons vers les blagues pour échapper à nous-mêmes ; l’humour est censé alléger cette réalité déprimante »), la vie nocturne, l’art, le « dégagisme », les gilets jaunes, les femmes (« Nous sommes une liste de négations féminines, une addition de fins non-recevoir (…) Nous tenons notre force de toutes les insistances vaines, les tentatives ratées, les supplications inutiles… »), le cannabis ou l’évolution des mœurs, sous-tendu par une nostalgie permanente pour l’époque où Octave, dont la vie se confond évidemment avec celle de l'écrivain, était jeune et faisait les quatre cents coups avec sa bande de copains du « Caca’s club » – qui avait pour devise celle de Stendhal : « SFCDT » (Se Foutre Carrément De Tout ) ! « J’ai aimé me rouler en mon passé comme dans ces couvertures de survie dorée qui servent à réchauffer les victimes d’attaques terroristes », admet-il en songeant au bon vieux temps. L’auteur ôte son masque de smiley – cet affreux émoticône hiéroglyphique qui pleure de rire – pour se dévoiler sans pudeur et nous révéler son point de vue sur tous les problèmes qui le préoccupent, se livrant ainsi à un exhibitionnisme littéraire dont il dit lui-même qu’il est « à la fois une thérapie et une violence ». Beigbeder excelle dans l’art de la digression. Et même s’il signe là un roman qui n’en est pas vraiment un, même s’il donne parfois le sentiment de se moquer du lecteur (comble de l’ironie !) et de régler ses comptes depuis son propre licenciement de France Inter (Nicolas Demorand est « intégralement inhumain » ; Léa Salamé, alias Laura Salomé, « se dit qu’elle devrait être à la maison en train de s’occuper de son bébé au lieu de gâcher son temps avec des abrutis »), force est de reconnaître que cet auteur iconoclaste a le sens de la formule et nous renseigne efficacement, un peu à la manière de Michel Houellebecq – qui fait une brève apparition dans le livre –, sur les malheurs et les contradictions de notre société moderne. Flaubert et ses amis avaient pour « saint patron » Polycarpe, l’évêque de Smyrne, qui fulminait sans cesse : « Mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait vivre ? » Désabusé et caustique, Beigbeder aurait sans doute aimé faire partie de ce club-là ! 


 
 
L’Homme qui pleure de rire (Smiley) de Frédéric Beigbeder, Grasset, 2020, 317 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166