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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Les tourments d'une femme d'agent secret


Par Tarek Abi Samra
2019 - 10


Berta Isla, le nouvel ouvrage de Javier Marías (né à Madrid en 1951), est un roman d’espionnage assez singulier, où toutes les activités habituellement décrites dans ce genre de fiction – surveillance, infiltration, sabotage, etc. – sont systématiquement passées sous silence et ne sont jamais dévoilées ni au lecteur, ni à l’héroïne éponyme.

Berta Isla et Tomás Nevinson se connaissent depuis le collège. Ils y étaient tombés amoureux l’un de l’autre à l’âge de quatorze ans et avaient rapidement su qu’ils passeraient toute leur vie ensemble. 

Tomás, dont le père est anglais, part faire ses études universitaires à Oxford où, grâce à ses dons exceptionnels pour les langues et l’imitation des accents, il est recruté par les services secrets britanniques. Diplômé, il rentre à Madrid, épouse Berta et obtient un poste à l’ambassade du Royaume-Uni. On l’envoie souvent faire de longs séjours en Angleterre ou ailleurs ; Berta pense qu’il s’agit de simples missions diplomatiques et ne se pose pas beaucoup de questions. Sauf qu’elle a le sentiment que Tomás n’est plus le même depuis son retour d’Oxford. Elle a « parfois la sensation de vivre avec quelqu’un dont le destin est tout tracé ou qui se sent prisonnier et sans échappatoire, et qui, de ce fait, regarde ses jours avec indifférence, conscient qu’ils ne vont pas lui apporter de grandes ou de plaisantes surprises ». 

Et puis, un jour, survient un incident qui met en danger la vie de Berta et celle de son enfant d’un an, et qui oblige Tomás à lui avouer la seule part de vérité qu’on l’autorise à avouer : il lui dit qu’il travaille pour les services secrets britanniques et qu’il ne pourra jamais lui révéler rien d’autre concernant ses activités clandestines. 

Berta doit désormais s’habituer à vivre avec quelqu’un qui lui restera étranger, c’est-à-dire apprendre à accepter que la moitié de la vie de son mari, voire plus, lui demeurera toujours inconnue. Cette part secrète de l’existence de Tomás obsède Berta, mais elle en est réduite à de simples conjectures dont elle ne pourra guère vérifier l’exactitude. Que fait Tomás pendant ses longs voyages ? Dans quelles contrées séjourne-t-il ? Quel genre de personnes y rencontre-t-il ? Par quels moyens les amadoue-t-il pour ensuite les trahir ? Couche-t-il avec des femmes pour leur soutirer des informations ? S’attache-t-il à elles ? Y tombe-t-il amoureux ? A-t-il jamais assassiné quelqu’un ? Quelle sorte d’infamies commet-il ? Elle ne le saura jamais. Et le lecteur non plus. 

Les non-dits et leurs effets parfois dévastateurs, ainsi que l’impossibilité de réellement connaître l’autre, sont deux thèmes majeurs de l’œuvre de Javier Marías. Dans plusieurs de ses romans précédents, et comme c’est généralement le cas dans la vie de tous les jours, le secret est méconnu comme tel ; autrement dit, son existence, même si elle est vaguement pressentie, demeure ignorée jusqu’à ce qu’il soit révélé. Or, c’est presque l’opposé qui arrive dans Berta Isla : l’existence d’un secret destiné à ne jamais être révélé est la chose la plus prégnante et la plus réelle dans la vie de l’héroïne. De même, l’opacité de Tomás n’est pas quelque chose qu’elle ressent par intermittence et qu’elle peut oublier la plupart du temps ; c’est, au contraire, une opacité érigée en loi, une membrane presque visible, qui enveloppe son mari et qu’elle peut, pour ainsi dire, toucher du doigt.

Mais, après tout, pourquoi Berta reste-t-elle avec Tomás ? Pourquoi ne le quitte-t-elle pas ? Cela aussi demeure un mystère, et c’est peut-être le mystère le plus intéressant dans la vie de tout couple. Les gens décident de vivre ensemble, de se marier et de se séparer pour de nombreuses raisons, qui sont parfois trop évidentes. Mais pourquoi certains, malgré tout, restent-ils ensemble ? L’amour, l’habitude et la peur de la solitude sont des explications à la fois très générales et très incomplètes. Vers la fin du roman, Berta, se posant cette même question, se dit : « Et l’on découvre alors – sans grande surprise, à vrai dire – qu’il existe des loyautés imméritées, des fidélités inexplicables, des gens que vous choisissez avec une résolution, une détermination juvénile ou plutôt primitive, et que ce primitivisme l’emporte sur la maturité et la logique, sur le ressentiment et la haine qu’éprouvent ceux qui ont été trompés. »


 
 
 BIBLIOGRAPHIE 
Berta Isla de Javier Marías, traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, 2019, 592 p.

 
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166