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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Jean-Paul Dubois : une tendresse inquiète derrière la noirceur


Par Georgia Makhlouf
2019 - 10

Les lecteurs fidèles de Jean-Paul Dubois reconnaîtront dans son dernier roman ses thèmes récurrents, ses lieux de prédilection, voire ses obsessions. Ici encore, le personnage principal se prénomme Paul et sa mère Anna, deux prénoms que l’on retrouve à peu près dans tous ses romans. La tondeuse à gazon, un dentiste et des voitures de différentes gammes traversent la narration. On y rencontre également un couple déliquescent, constitué par un pasteur à la foi chancelante et son épouse résolument athée, le délitement des couples et le regard acerbe que le romancier porte sur les questions religieuses étant, là encore, au nombre des constantes de son univers romanesque. Enfin, comme souvent, un accident d’avion fait basculer la vie de Paul dans le drame et la perte. Tout cela se déroule dans les lieux qu’affectionne le romancier : Toulouse où il vit, le Canada qu’il connaît bien et d’où est originaire sa compagne, et la Scandinavie qu’il aime beaucoup. Cela fait sans doute partie du plaisir des aficionados que de retrouver ainsi, avec une régularité certaine, toutes ces constantes comme autant de clins d’œil que le romancier leur adresse. Cela contribue certainement aussi à asseoir le regard désabusé et distancié que Dubois porte sur le monde et les rapports humains et une vision de la vie radicalement dénuée d’illusions. Néanmoins, que l’on fasse partie des habitués ou que l’on soit novice, le charme inquiet de son dernier roman et son humour mélancolique opèrent et vous prennent progressivement dans leurs filets.

Le roman se déroule sur deux plans alternés : le premier est le pénitencier de Montréal dit de Bordeaux en raison du quartier où il a été construit. Paul y purge une peine de deux ans pour une tentative d’homicide pour laquelle il ne manifeste aucun regret. Il raconte sa vie dans cette prison froide et infestée de rats, sa cohabitation avec Horton, un Hell’s Angel incarcéré pour meurtre, la fraternité qui se tisse malgré les peurs, les colères, le vide de chaque jour. Dans un second mouvement, Paul se remémore les différentes étapes de sa vie, depuis une enfance relativement heureuse, entre un père pasteur tiraillé par le doute et une mère gérante d’un cinéma, ravissante, libre et fantasque ; jusqu’à sa vie à « L’Excelsior », une résidence où il est tout à la fois gardien, plombier, mécanicien et consolateur attentif des âmes affligées. Il partage alors sa vie avec Winona, une femme pilote, algonquine par son père, irlandaise par sa mère et qui illumine de sa beauté et de son amour chaque jour, voire chaque instant. « Durant les onze années que dura notre drôle de mariage je ne pense pas avoir cessé d’aimer Winona Mapachee, ne serait-ce que le temps d’une respiration. Depuis cette journée au bord du lac, elle est devenue une part de ma chair, je la porte en moi, elle vit, pense, bouge dans mon cœur, et sa mort n’y a rien changé. » Dubois met ainsi simultanément en place le bonheur à venir et la fin annoncée de ce bonheur, « bref éclair illuminant la vie comme une fusée de détresse ». Car tout va basculer avec l’arrivée d’un nouveau gérant à l’Excelsior, « archétype du fourbe cauteleux, du chacal sournois. Avec ce savoir-faire des temps modernes, mélange de familiarité et d’arrogance, de technicité et de mépris ». Et qui se présente comme « le garant du bien-être de tous, résolu à veiller scrupuleusement sur tous les postes de dépenses pour que chaque dollar dépensé le soit à bon escient, et pour que cet immeuble, rénové dans sa gestion, demeure notre maison commune ». Catéchisme païen du monde contemporain, qui vaut encore moins que celui des pasteurs et des hommes d’Église. 

Les deux récits se rejoignent lorsque l’inévitable se produit et que Paul entre dans « les ténèbres » redoutés. La parenthèse heureuse des onze années est écrite d’une plume pleine d’humanité, pour dire la patience attentive de Paul, la fraternité qui se tisse entre les habitants de la résidence, l’écoute chaleureuse qui s’installe, mais aussi la beauté des paysages que Paul traverse lorsque Winona l’emmène au-dessus des nuages, dans son aéroplane. La plume de Dubois se fait alors plus tendre et plus lumineuse, abandonnant pour un temps ses accents d’ironie. 

C’est dans la scène de la dernière prédication du père de Paul qu’il faut lire la signification de ce roman et de son titre. Le pasteur sait que ses ouailles vont apprendre à son propos des choses déplaisantes, mais ces choses sont vraies. Il n’a rien à dire pour se défendre, il a fauté et sa mise à pied est attendue. « Vous aurez bientôt tout le temps et le loisir de me juger et de me condamner. Je vous demande alors de conserver à l’esprit cette phrase toute simple (…) : tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. »


 
 
 
 BIBLIOGRAPHIE 
Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon de Jean-Paul Dubois, éditions de L’Olivier, 2019, 256 p.


 
 
 
© Guillaume Rivière
 
2020-04 / NUMÉRO 166