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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L’Occident parricide et l’Orient infanticide
La Femme aux cheveux roux d’Orhan Pamuk est un de ces livres qui se lisent avec assez de plaisir tout en vous laissant quelque peu indifférent. Roman non dépourvu d’intérêt sur la relation père-fils, mais qui se transforme à mi-chemin en une allégorie politique trop laborieuse et peu convaincante.

Par Tarek Abi Samra
2019 - 08


Le jeune Cem se sent orphelin de père car le sien, en plus d’avoir été souvent absent de la maison, a fini par abandonner sa famille. Pour financer ses études universitaires, Cem travaille durant quelques semaines comme apprenti puisatier auprès de Maître Mahmut en qui il trouve un père de substitution, à la fois autoritaire et protecteur. 

Dans un bourg avoisinant le chantier du puits, notre jeune héros s’éprend d’une belle femme à la chevelure rousse, une comédienne ambulante qui a le double de son âge et avec laquelle il passera une nuit d’amour inoubliable, sa première. Or, cette aventure sentimentale à peine ébauchée prend fin dès le lendemain lorsque Cem, par inadvertance, fait tomber un seau plein de terre et de cailloux dans le puits au fond duquel Maître Mahmut est en train de creuser : Cem entend un cri de douleur, s’affole, prend la fuite et rentre à Istanbul, ne sachant pas s’il a tué Maître Mahmut ou non et décidant « de prétendre qu’il ne s’(est) rien passé ». 

C’est à ce moment que le roman commence à se métamorphoser en une fable sociale et politique. Alors que la première partie de l’ouvrage se déroule en quelques semaines, la seconde couvre une période de trente ans au cours desquels Cem se marie – il n’aura jamais d’enfant –, devient ingénieur géologue puis propriétaire d’une société immobilière dans un Istanbul se transformant en une ville-monstre, accueillant des millions de nouveaux habitants, engloutissant les bourgades avoisinantes et effaçant, petit à petit, les traces de son passé. Mais Cem n’arrive guère à effacer le sien et demeure hanté par le sort inconnu de Maître Mahmut ainsi que par le souvenir de la femme aux cheveux roux. Sa hantise prend surtout la forme d’un intérêt quasi obsessionnel pour deux légendes. La première est celle d’Œdipe qui, involontairement, tua son père et coucha avec sa mère. La seconde, relatée dans Le Livres des Rois du poète persan Ferdowsî, est celle de Rostam et Sohrâb. C’est presque l’inverse du mythe d’Œdipe : en effet, il s’agit d’un infanticide involontaire, Rostam, sans le savoir, tuant son fils Sohrâb au cours d’une bataille.

Cem est convaincu que ces deux histoires lui permettront de résoudre l’énigme de son existence. De plus, ces deux mythes en viennent à représenter pour lui deux archétypes opposés, susceptibles d’éclairer la relation de l’individu au pouvoir et à l’État. Ainsi, à l’instar d’Œdipe, l’Occident serait surtout parricide puisque, tout au long de son histoire, l’individu n’a cessé de s’affirmer, de briser les tabous, de se rebeller contre les traditions, de tuer le père. Par contre, l’Orient serait, tel Rostam tuant Sohrâb, plutôt infanticide, l’individu oriental étant souvent fasciné par les tyrans charismatiques qui, tout en le protégeant, l’écrasent. Quant aux pays comme la Turquie, tiraillés entre Orient et Occident, entre tradition et modernité, ils se trouveraient, simultanément, sous l’influence des deux archétypes. 

Malgré son schématisme un peu excessif et sa tendance à ignorer nombre de réalités historiques, politiques et économiques, cette idée aurait peut-être pu offrir un terrain de réflexion fertile si Pamuk l’avait développée à part, dans un essai par exemple. Mais ici, dans ce roman, idée et intrigue se nuisent mutuellement ; elles ressemblent à deux organismes distincts artificiellement joints en un seul. D’une part, l’intrigue de La Femme aux Cheveux Roux devient une simple illustration de considérations politiques et anthropologiques, perdant ainsi de son naturel et de sa spontanéité ; d’autre part, les réflexions d’ordre général, afin de s’intégrer quelque peu à la trame du récit, deviennent encore plus schématiques, perdant ainsi de leur pouvoir de persuasion. 

C’est d’ailleurs l’écueil principal des romans d’idées, écueil que Pamuk n’a pas su éviter, vu qu’il a forcé son intrigue à mimer les deux légendes dont il a été question. Le résultat : un récit qui multiplie, vers sa fin, les coups de théâtre invraisemblables et se termine en une pagaille mélodramatique à outrance.

 
 
BIBLIOGRAPHIE 
La Femme aux Cheveux Roux d’Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 2019, 304 p.

 
 
 
© Barbaros Kayan
 
2020-04 / NUMÉRO 166