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James Baldwin interroge ce que Noir veut dire


Par Georgia Makhlouf
2019 - 05


On reparle beaucoup de James Baldwin depuis 2016, année où est sorti sur les écrans le film du réalisateur haïtien Raoul Peck I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre) qui retrace la lutte pour les droits civiques des Noirs américains à partir d’un texte inédit de Baldwin. Ce texte revient notamment sur les assassinats de trois figures majeures du mouvement : Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King. Le film a été nommé aux Oscars en 2017 au titre de meilleur film documentaire et a remporté en France le César du meilleur film documentaire en 2018. Le succès du film a sans doute à voir avec la fin des illusions concernant la situation des Noirs aux États-Unis, illusions entretenues par l’élection de Barack Obama et très vite douchées par le retour de bâton que représente l’élection de Donald Trump. Mais ce sont surtout la pertinence et l’extrême justesse du regard de Baldwin qui remportent l’adhésion.

Chroniques d’un enfant du pays rassemble des textes écrits dans les années 1940 et 1950 alors que Baldwin n’a qu’une vingtaine d’années, et publiés en 1955 ; mais il les reprend à l’occasion d’une nouvelle édition qui paraît en 1984 et qui sera enrichie d’une préface de Baldwin lui-même. Il y revient sur « le casse-tête de la couleur » qui est l’héritage de tout Américain, qu’il soit légalement ou réellement noir ou blanc, souligne que le Noir qui est devenu « superflu » est encouragé à se rendre utile « pendant que les Blancs se chargent du lourd fardeau de diriger le monde ». Ses mots résonnent avec une redoutable acuité : « Il y a une ironie sauvage (…) dans le fait que la seule preuve que le monde ait jamais eue de la suprématie blanche est dans le visage et la voix noirs : ce visage jamais scruté, cette voix jamais entendue. » Et il conclut que les gens qui se pensent comme blancs « ont le choix entre devenir humains ou hors sujet ».

Cette précision de la langue, cette acuité du regard qui ne renonce jamais à embrasser la complexité, cette ironie mordante que Baldwin retourne aussi contre lui-même, on les retrouve dans chacun des textes qui composent ce recueil et qui interrogent ce que signifie être noir aux États-Unis, pays qu’il aime plus que n’importe quel autre au monde et qu’exactement pour cette raison, il tient à critiquer en permanence. Et en permanence, Baldwin mêle la critique à l’introspection, évoque par exemple dans un même texte sa relation à son père, homme dur et sombre, pasteur guetté par la paranoïa, et les émeutes de 1943 à Harlem. De même, son passage injustifié de huit jours dans les prisons françaises est l'occasion de scruter le passé colonial de la France. Le regard qu’il pose sur lui-même a autant de vérité et de profondeur que celui qu’il pose sur les événements qu’il observe ou le fonctionnement social qu’il interroge. Ainsi écrit-il, après une altercation violente dans un restaurant à la mode où « on ne sert pas les Noirs » : « Il y avait deux choses que je ne pouvais pas surmonter, deux faits aussi difficiles l’un que l’autre à saisir pour l’imagination, et l’un était que j’aurais pu être tué. Mais l’autre, que j’avais été prêt à tuer. Je ne voyais rien très clairement mais je voyais ceci : que ma vie, ma vie réelle était en danger, et pas à cause de ce que d’autres gens pouvaient faire, mais à cause de la haine que je portais dans mon propre cœur. » Et plus loin, à propos de la haine qu’il a cru porter à son père, il écrit : « J’imagine qu’une des raisons pour lesquelles les gens se cramponnent si obstinément à leurs haines, c’est qu’ils sentent qu’une fois la haine enfuie, ils seront obligés de faire avec la douleur. »

L’intérêt de ces chroniques reste vivace aujourd’hui car elles aident à penser toutes les formes d’oppression et pas seulement celle de Noirs aux États-Unis. « Les gens qui ferment les yeux sur la réalité n’invitent qu’à leur propre destruction, et quiconque s’efforce de rester dans un état d’innocence longtemps après que cette innocence est morte, se transforme lui-même en monstre. » La portée de ces paroles est universelle et on ne peut que saluer cette nouvelle très belle traduction de Marie Darrieussecq qui rend justice à la perspicacité autant qu’à la subtilité de la pensée de Baldwin.
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE  
Chroniques d’un enfant du pays de James Baldwin, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Darrieussecq, Gallimard, 2019, 224 p.
 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166