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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Des mondes en miroir


Par Carmen Boustani
2019 - 03


À chaque sortie d’un roman de May Menassa, je me faisais le plaisir de lui faire une recension, mais ma démarche est différente aujourd’hui puisque je viens rendre hommage à l’amie qui n’est plus. Ce n’est pas son malheur uniquement que je déplore, mais le mien aussi en songeant de quelle amie je suis privée à présent. J’ai du mal à le croire et vous sans doute aussi.

Son roman posthume se situe au centre de la problématique du double identitaire. L’image de « l’enfant aux yeux pleins de larmes » rythme le texte. Elle apparaît au narrateur chargé de visionner des courts-métrages par Peter Highland, réalisateur de films historiques, et le bouleverse. Le scénario du film en question est réalisé d’après le roman Alep mon amour de Nadia Damien, femme inconnue qui a voulu raconter de l’intérieur la tragédie de la destruction d’une ville au passé prestigieux. Le narrateur, un orphelin syrien, est interpelé par cette image dans laquelle il se reflète. Le transfert s’opère. L’orphelin sans nom, surnommé Asmar à l’orphelinat à cause de sa peau basanée, se projette dans l’image de l’enfant en pleur en laquelle il voit sa propre enfance, son abandon et son désarroi. Ce processus du dédoublement se répète avec Orlando, enfant colombien qui vit au même orphelinat que le narrateur à Londres. Une amitié indestructible les lie. Le dédoublement poursuit son chemin dans le récit avec toutes les rencontres faites par Asmar dans sa quête de son nom. « Qui suis-je ? » est l’interrogation qui cherche une réponse à travers la narration. Au fil du récit, le narrateur se fabrique une armée de surnoms plus ou moins légendaires. Ceci rappelle Paul Auster qui se livre dans son roman Cité de verre à des jeux d’identités imaginaires analogues.

Toute l’œuvre de Menassa est traversée par cette question énigmatique et attachante. Elle donne à l’écriture sa forme singulière et inimitable. Ce questionnement, on le sait depuis Marthe Robert, est bien celui du roman dès ses origines et c’est lui qui alimente la puissance en effet véritablement romanesque de l’œuvre.

À travers le déferlement de la parole du narrateur, le lecteur reconstitue progressivement les événements de la guerre syrienne et ceux de la vie du narrateur qui fut arrêté à Alep, pris en otage par les jihadistes. Le médecin qui le traite pour son problème psychique lui dit qu’il est atteint de paranoïa. Ce médecin participe de l’histoire de son arrestation. Son intention est de se servir de lui pour arriver à retrouver les traces de son fils arrêté par les mêmes jihadistes.

Libéré, Asmar poursuit sa quête au Liban et réussit à découvrir l’origine de sa famille qui se confond avec celle de l’enfant aux yeux pleins de larmes. Le lecteur s’interroge sur ce dédoublement métaphorisé par le miroir glané au marché aux puces. Posséder ce miroir lui donne entière satisfaction, comme focaliser sur cet enfant de la pellicule. Est-il l’enfant mal aimé de Nadia Damien ? « Sans état d’âme le scénariste avait coupé la partie où l’héroïne est rejetée par son amant, par son milieu et échoue au couvent où elle met au monde le fruit amer de son amour interdit. »

Ce roman de May Menassa prend une dimension à la fois psycho-littéraire et socio-historique. Il convoque la participation active du lecteur dans cette quête de soi. Ce rapport auteur/lecteur/texte donne lieu à des lectures interprétatives multiples ouvrant le champ textuel aux différents discours. Autrement dit, l’étude interne est commandée par un ensemble de principes directement impliqués dans la lutte contre la violence des guerres.

Comme Marie N'Diaye, May Menassa a réussi à dévoiler la présence du double ainsi que la violente étrangeté du monde.

 
BIBLIOGRAPHIE  
L’Enfant aux yeux pleins de larmes de May Menassa, Erick Bonnier, 2019.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166