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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Une voix aux sans-voix


Par Georgia Makhlouf
2019 - 01

Un article du journal Le Monde portant sur la rentrée littéraire souligne qu’une des tendances de la littérature française d’aujourd’hui réside dans son besoin de « réparer le monde » : retisser du lien, reconstruire du collectif, être au plus près des événements et des traumatismes de la société. Le dernier roman d’Arno Bertina appartient sans aucun doute à cette tendance. Il raconte une insurrection au cœur d’un abattoir placé en liquidation judiciaire et menacé de délocalisation, et la séquestration par les salariés d’un secrétaire d’État de gauche, venu les rencontrer de sa propre initiative avec des propositions. Dans le huis clos de l’usine occupée, les voix s’affrontent, les singularités s’aiguisent, les personnalités révèlent des aspects insoupçonnés, sombres ou lumineux, souvent surprenants.

Il y a Pascal Montville, secrétaire d’État mais si seul pourtant, d’autant plus seul qu’il n’a personne à qui le dire sans craindre d’« entamer son crédit auprès de son confident » ; Céline Aberkane, sa conseillère, prise entre plusieurs feux, parce qu’elle vient du salariat, de l’usine et qu’elle « parle cette langue », mais qu’elle a beaucoup de mal à trouver sa juste place ; Fatoumata Diarra salariée de l’unité de conditionnement, Gérard Malescese de l’unité d’équarrissage ou Sylvaine Grocholski du service d’hygiène. Ils sont là, avec d’autres, parce qu’ils ont peur, parce qu’ils ne veulent pas « mourir avant leur mort », parce qu’ils pensent qu’il y a encore un mince espoir de sauver leurs emplois. Et ils tentent de se battre avec les armes qui sont les leurs. Au dehors, l’usine est cernée par les forces de l’ordre et la meute affamée des journalistes qui, n’ayant rien de mieux à se mettre sous la dent, multiplient les révélations sur Pascal Montville et les zones d’ombre de sa vie privée, tandis qu’au sommet de l’État, on joue le pourrissement.

Bertina met en scène ce sujet d’une actualité brûlante avec un bel art du montage. Il alterne le comique et le suspense, il construit la tension et la met à distance par le biais d’un humour burlesque, il juxtapose les langages, les points de vue, les mondes qui se méconnaissent. S’il arrive que la trop grande proximité des événements racontés avec l’actualité récente pénalise le récit en le situant par moments du côté du reportage plus que de la littérature, on est néanmoins séduit par le souffle de l’auteur, sa façon de ne jamais renoncer à la complexité des êtres et des situations et d’éviter toujours le manichéisme ou le stéréotype. Sa langue reste attentive aux cheminements des consciences et s’attache à donner à voir les peurs et les courages, les hontes et les fiertés, l’exaltation et les déceptions propres à ces moments d’insoumission collective. 

On avait eu Daewo de François Bon ou plus récemment Bois II d’Elisabeth Filhol, deux romans où des ouvriers ancrés dans leur région voyaient leurs usines s’évanouir, vouées à la liquidation, deux romans qui s’emparaient eux aussi du réel, qui puisaient dans le sociologique, l’économique, l’historique, le géographique... Comme chez Bertina, ce sont des romans du temps présent marqués par une saine colère, par une acuité du regard sur le monde du travail, ses bouleversements et ses enjeux. Et par la volonté de ne pas se résigner.


BIBLIOGRAPHIE 
Des Châteaux qui brûlent d’Arno Bertina, Verticales, 2018, 424 p.

 
 
 
© Olivier Roller
 
2020-04 / NUMÉRO 166