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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Une vibrante oraison funèbre
Dans son dernier roman, couronné par le Prix littéraire du Monde, Jérôme Ferrari retrouve les mêmes accents que dans son Sermon de la chute de Rome qui lui avait valu le Goncourt : une plume sombre, vibrante, cruelle, parfois ironique, toujours obsédée par la précision, précision du langage et précision historique des faits. Il y retrouve aussi son tropisme photographique.

Par Georgia Makhlouf
2018 - 10


On se souvient que le Sermon s’ouvrait sur la description d’une photo de famille. Trois ans plus tard, Ferrari publiait, avec Oliver Rohe, un essai intitulé À fendre le cœur le plus dur (Inculte/Dernière marge), où le reportage photographique, effectué en 1911 et 1912, sur le front qui opposait les Italiens aux Turcs par le romancier Gaston Chérau, était analysé. On retrouve d’ailleurs Chérau, perdant ses rêveries orientalistes, dans À son image. Il photographie les cadavres et, grâce à lui, le monde entier saura quelles violences se sont passées en Tripolitaine, mais « il éprouve une immense nostalgie de toutes les choses qu’il aurait tant voulu connaître et ne connaîtra pas, parce qu’il est arrivé trop tard ou, plus probablement, parce qu’elles n’ont jamais existé ».

Le personnage central du roman est également une photographe : Antonia, une jeune femme corse qui est la compagne d’un militant nationaliste, fait ses débuts dans la presse locale, au milieu des années 1980. Lasse de photographier avec un objectif grand angle les fêtes patronales, les inaugurations de campings et autres concours de pétanque, en mettant scrupuleusement en application les préceptes imposés par son patron (« prendre une photo de groupe en mettant dans le cadre le plus de gens possible, à commencer par le maire et le conseil municipal au grand complet »), elle décide en 1991 de s’inventer une vocation et elle part vers l’ex-Yougoslavie avec très peu d’armes ou de bagages, attirée comme tant d’autres par le magnétisme de la guerre et son cortège de violences. C’est que le lien entre la photographie et la mort est le thème central de ce très beau roman, qui parvient à poser des questions et à engager la réflexion sans sacrifier au souffle romanesque ni à la construction de personnages vibrants de vérité et d’humanité. Parmi lesquels, outre Antonia, son oncle et parrain. C’est un personnage terriblement attachant qui, depuis qu’il a porté Antonia sur les fronts baptismaux, lui voue une confiance aveugle et un amour inconditionnel. Alors même que « sa relation avec Dieu était inexistante », il va devenir prêtre, sous l’effet d’une impérieuse nécessité, d’une vocation pourrait-on dire, qui le cueille alors qu’il y est peu préparé. C’est lui qui va célébrer l’office funèbre qui scande le roman : en effet, dès les premières pages, on assiste à l’accident de voiture qui, par une belle soirée d’août qu’Antonia a passée à immortaliser de jeunes mariés et leurs invités dans les poses les plus convenues, va s’achever par la mort de la jeune femme. Alors qu’elle était épuisée, elle avait quand même décidé de prendre sa voiture pour rejoindre Dragan, un légionnaire jadis rencontré en ex-Yougoslavie, dans le sud de l’île.

Le roman s’organise ainsi autour des différents moments de la liturgie funèbre et remonte les grandes étapes de la vie d’Antonia, brossant au passage le portrait de Pascal, son compagnon, et étrillant les errements du mouvement nationaliste avec une plume à la fois juste et féroce.

On le voit, Ferrari articule avec brio le local et le global, l’intime et l’universel, la focalisation sur les destinées individuelles – les passions qui les animent, les aveuglements qui les détruisent – et l’ouverture vers une réflexion plus vaste, de nature philosophique, mais jamais pédante ni verbeuse. Une magnifique réussite.
 
 
BIBLIOGRAPHIE 
À son image de Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2018, 224 p.
 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166