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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Maryam Madjidi : la littérature est la clé
Tisser par la littérature une vision libre de l’identité : sur fond de révolution iranienne puis d’exil et de vie en France, Maryam Madjidi, Goncourt du premier roman pour Marx et la poupée, dispose en farandoles délicates quelques fruits choisis parmi ses souvenirs.

Par Ritta Baddoura
2018 - 09
En 1986, Maryam Madjidi quitte l’Iran avec sa mère pour rejoindre son père parti sept mois plus tôt en France. Il est impossible de tout emporter et la fillette de six ans est contrainte d’abandonner sa poupée et ses jouets aux enfants du quartier, au nom de la non-propriété et de la flamme marxiste qui a guidé le combat de ses parents militants communistes engagés. Tout en construisant son devenir dans ce qui se nomme exil pour ses parents, la petite Maryam a beaucoup à faire avec les souvenirs. Elle qui a rencontré l’Histoire depuis le ventre de sa mère rebelle sautant enceinte du deuxième étage pour se sauver, et porté dans ses couches de nourrisson les tracts de l’opposition.

C’est par la littérature que se fera son cheminement. Maryam écolière se tiendra un certain temps à la porte du langage : sortie de la langue persane qu’elle se force à oublier pour vivre dans sa nouvelle patrie ; non résolue à entrer dans la langue française dont elle absorbe les mots tout en refusant de les dire. Peu à peu, elle trouve par la littérature ses voies : loyauté, transmission, plaisir, réparation et émancipation. De ses filiations reçues et choisies ; des fantasmes que ses origines suscitent ; de son travail d’enseignante du français auprès d’étudiants, de détenus, de personnes ayant un handicap ou de mineurs étrangers, se nourrit le délicieux Marx et la poupée. 

La voix de Maryam Madjidi a touché de nombreux lecteurs. Dès sa parution en 2017, Marx et la poupée est distingué par le Prix Goncourt du premier roman, puis le Prix Ouest-France Étonnants Voyageurs. Outre son sujet intime et abordant des questions aux enjeux socioculturels, voire politiques, Marx et la poupée charme par sa forme composite. Madjidi esquisse une approche de l’autobiographie par touches et fait coexister différents genres : journal, nouvelle, conte, poésie. L’Orient littéraire l’a rencontrée et écoutée parler de son roman au festival Atlantide à Nantes.

Marx et la poupée puise loin dans votre mémoire.

La mémoire d’enfant est un réservoir inépuisable de l’écriture et de sa matière. En écrivant le chapitre « Mémoire d’enfant », je me suis rendue compte d’un processus magique : un souvenir d’enfance a plusieurs strates. Au souvenir personnel comme première strate, s’ajoute une deuxième strate : ce qu’on a pu m’en raconter. Une troisième strate pourrait être une photo aperçue, la quatrième : la mémoire collective entrant dans ce souvenir. Ce souvenir, il m’est difficile de dire qu’il est réellement mien. J’ai reçu en héritage des histoires qu’on m’a racontées pour que je les transmette à mon tour. C’est comme si l’enfant portait la mémoire d’une famille, d’un pays. On lui met ça dans les bras et on lui dit : vas-y ! Quand je n’arrivais plus à être digne de cet héritage, à en parler correctement, ces souvenirs m’appelaient. Je ressentais la nécessité de leur donner l’espace le plus beau possible, c’est-à-dire pour moi le livre. 

La transmission a donc habité l’écriture de votre roman.
 
« Comment faire pour que cette histoire soit partagée avec le plus grand nombre ? » est la question que je me pose. Tenez par exemple celle du célèbre journaliste emprisonné pour ses idées politiques avec lequel mon oncle partageait sa cellule. Mon oncle ne comprenait pas pourquoi ce journaliste regardait le même dessin animé stupide tous les matins et s’inquiétait pour lui. « Tu n’as pas à t’inquiéter, lui dit-il, dans ce dessin animé, il y a une petite bouteille qui parle. Eh bien, c’est la voix de ma femme, elle est doubleuse. » Et là, mon oncle comprend tout. Ce journaliste puisait dans la voix de sa femme la force de tenir en captivité. Je voulais écrire cette histoire sans me contenter de la raconter. Une fois écrite, vous pourrez ouvrir le livre et vous reconnecter à elle quand vous le voulez. Il y a une force dans le livre qui pose les choses. J’avais besoin d’inscrire comme sur du marbre pour que ça dure le plus longtemps et que ce soit partagé avec le plus grand nombre.

Vous écrivez : « J’ai glissé sur mon identité. » La littérature advient-elle aussi pour chercher l’apaisement ?

La littérature est à chaque fois la clé qui permet d’ouvrir les portes et de s’apaiser. Tout comme mon amour du français est né avec la littérature française, c’est par le biais de la littérature que je me réconcilie avec le persan, en effectuant ma maîtrise de littérature comparée à la Sorbonne sur Omar Khayyam et Sadegh Hedayat. La littérature permet aussi une forme de revanche. Suite au Goncourt du premier roman, mon père m’a dit : « En marchant dans les rues de Paris, j’aurai la tête haute. » Cela m’a frappée dans le ventre. C’est exactement ce que j’avais toujours pensé : il n’avait pas la tête haute jusqu’à présent. C’est comme si ce livre venait rendre hommage à ce qu’il fut et à ce qu’il est aujourd’hui. Lui signifier que cette rue dans laquelle il marche lui appartient aussi. J’ai un père qui aime la poésie persane et fait des calligraphies persanes. Il chante de manière traditionnelle avec une très belle voix. Je voyais à la maison ce persan sublimé à travers l’art, et quand on sortait ensemble acheter quelque chose, si mon père en parlant en français prononçait mal un son, tout en lui dégringolait, et j’avais l’impression que le français l’humiliait. Je me suis dit qu’il faudra un jour que je me venge ! (Et elle rit)
 
À votre père qui craint que vous ne tourniez le dos à vos racines, vous répondez : « Je ne suis pas un arbre, je n’ai pas de racines. »

On est souvent déraciné puis on s’enracine aussi. Aux festivals, je suis tour à tour présentée comme une auteure iranienne, française d’origine iranienne, ou franco-iranienne. Je suis parfois rangée dans la case « littérature nomade ». Demain je serai Shéhérazade ! Comment réagiront les gens si demain j’écris un livre sur la Suède ? Il faut avoir du recul et de l’humour par rapport à ces questions. Pour revenir à l’arbre : On peut planter les racines là où on veut. Ce qui m’intéresse dans l’arbre, c’est les branches. C’est cette liberté de se développer et prendre des chemins inattendus. Ce n’est pas en écrivant un livre qu’on règle la question de l’identité. L’identité étant insaisissable et indéfinissable, elle est pour moi multiple. J’ai longtemps voulu résoudre cette question : « Suis-je plus française ou plus iranienne ? » Je suis cette mosaïque de plein de choses ; d’Iran et de France, de Chine et de Turquie parce que j’y ai vécu, et d’Inde étant une grande amoureuse de ce pays. Je crois qu’il faut avoir la vision la plus vaste possible de l’identité et la laisser être libre et multiple. 


BIBLIOGRAPHIE
Marx et la poupée de Maryam Madjidi, Le Nouvel Attila, 2017, 208 p.
 
 
© Studio Hans Lucas / Constant Formé-B
« Je ne suis pas un arbre, je n’ai pas de racines. » « Il faut avoir la vision la plus vaste possible de l’identité et la laisser être libre et multiple. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166