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Roman
Dans les entrailles de Port-au-Prince


Par Georgia Makhlouf
2018 - 07


Pour son dernier roman, Kettly Mars relève un pari audacieux : celui d’écrire un roman vaudou, celui de nous plonger au cœur des pratiques et des croyances si particulières qui caractérisent Haïti, un pays où la foi chrétienne et les rituels vaudous s’épousent et se mélangent. Le roman est envoûtant, brutal, ponctué de morts violentes, et parfois dérangeant, surtout si on est a priori peu enclin à fréquenter la littérature fantastique. La réalité y ressemble au rêve et parfois au cauchemar. Et pourtant, il nous parle aussi d’un pays bien réel, de sa capitale Port-au-Prince à la circulation trépidante, de sa petite et moyenne bourgeoisie aux prises avec des fins de mois difficiles et des logements exigus, de l’attrait de l’immigration vers les USA où la vie se recompose parfois difficilement, mais sans jamais rompre avec les héritages du passé.

Lorsque Couz, soixante-dix-neuf ans, appelle sa cousine Emmanuela pour lui raconter de sombres histoires de famille dans lesquelles fantômes et esprits vengeurs sont au premier plan, Emmanuela balaie ces récits peu crédibles d’un revers de la main. Pourtant, force est de constater qu’il lui arrive des choses de plus en plus étranges. Elle commence à avoir peur. Deux autres femmes vont relayer auprès d’Emmanuela les croyances vaudoues et les pratiques qui s’en suivent, Patricia, sa meilleure amie, et Elvire, une autre femme du clan familial, qui vit à Philadelphie. Elvire a toujours été en alerte ; elle sait que les drames enfouis, que tout le monde s’est efforcé d’oublier, vivent encore dans l’ADN familial. Elle croit aux forces surnaturelles, aux mondes invisibles, aux esprits malveillants. Mais « elle croit aussi que le bien existe, que l’amour nous sauve, que la prière fait s’ouvrir la lumière ».

Kettly Mars nous entraîne dans une histoire aux nombreux rebondissements. Si son écriture reste incroyablement sensuelle, attentive aux odeurs, aux timbres des voix, aux tressaillements des corps et aux secrets mouvements des âmes, elle acquiert ici une maestria nouvelle, déployant un art très précis de la construction romanesque dont la culture vaudoue est le principal moteur.

* * *
La violence est présente dans le roman de Yannick Lahens aussi, parfois tempérée par la douceur qui lui donne son titre et qui ponctue ses pages ; une douceur « précipitée », « suraigüe », celle, par exemple, qui envahit Francis, un journaliste français, un soir au bar le Korosol lorsque s’élève la voix suave et profonde de Brune. « Chanter est ce qui la rend le plus heureuse », elle qui vient de perdre son père, un juge assassiné d’être resté intègre dans une ville où tout chavire, où tout se négocie, où chacun se résigne à être souillé à son tour par le maillage impitoyable de la corruption. Lahens nous plonge ainsi dans la nuit haïtienne, ses mélodies, ses ombres, ses routes déglinguées, ses vies cabossées, ses destins gangrénés par la misère. Dans une ville fiel et miel où « la vie et la mort se ressemblent comme deux gouttes d’eau ». Si Pierre – le frère du juge assassiné – et Brune ne peuvent se résoudre à laisser le crime impuni et tentent de l’élucider, la recherche du coupable n’est pas vraiment le motif essentiel du roman. Ce motif, il faut plutôt le lire en creux, comme un hommage à Port-au-Prince, cette ville « inouïe », « démesure de douleur, démesure de poésie. Implacable et clémente jusqu’aux larmes. Douce et impitoyable jusqu’à la cruauté ». L’écriture fiévreuse et pleine de poésie de Lahens en épouse les failles, les méandres, les vibrations. 

Ces deux romans célèbrent mais n’épuisent ni la monstruosité ni la beauté de la ville.


 
BIBLIOGRAPHIE   
L’ange du patriarche de Kettly Mars, Mercure de France, 2018, 306 p.

Douces déroutes de Yanick Lahens, Sabine Wespieser, 2018, 232 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166