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La fondation d'un mythe


Par Jabbour Douaihy
2018 - 03
« - Tu transportes un mort ?
- Ne crains rien. Ce n’est pas vraiment un mort, c’est une idée. »

Ainsi parlait le tribun (gouverneur de l’une des îles de la lagune de Venise) Rusco, de retour d’une expédition à Alexandrie pour en ramener la momie de Saint Marc pour le compte du doge de Rialto. Rien de mieux que d’inventer une légende fondatrice, quoi de plus efficace que les restes du célèbre évangéliste pour résister aux ambitions de Rome sur la cité commerçante : Marc contre Pierre. « Idée » géniale, pari gagné ad aeternam puisque même si l’indépendance de la cité des doges n’est plus, la basilique Saint Marc n’en finit pas d’attirer des millions de touristes chaque année, pèlerins d’un nouvel âge qui défilent après les croyants des siècles passés, souvent malades en quête d’un miracle et qui grouillent dans le roman passionnant de Patrick Rambaud, Quand Dieu apprenait le dessin. 

L’auteur de La Bataille (Prix Goncourt et prix du roman de l’Académie française, 1997) choisit un titre énigmatique qu’il essaie d’expliquer en préambule : « Dieu était encore malhabile pour dessiner cette période brute, violente, mal sortie des brumes (…) Nous étions à l’âge des ténèbres, alors il barbouillait des personnages élémentaires et grossiers. » Mais même sans être sûrs que le Créateur a amélioré sa copie depuis, nous faisons dans ce IXe siècle une première incursion du côté de Mayence qui permettra à Rusco, aussi et surtout marchand de soie, d’épices et d’esclaves, de plonger dans la violence et les superstitions d’une Germanie barbare. Avec Thodoald, un moine cynique, ils constatent qu’au Nord des Alpes, « les choses sont bien troubles », ils croisent des nonnes qui se prostituent, des bandits sans pitié, une belle esclave criminelle, des abbés qui se saoulent à mort, une reine pratiquant la magie noire, et le fils de Charlemagne dévot mais périlleux : « Il faut s’attendre aux pires malheurs avec un roi qui pratique la sainteté (…). » En guise de sainteté, c’est surtout le paradis des reliques et des superstitions, à tel point que deux lépreux finiront par guérir miraculeusement devant le soi-disant coude de Sainte Werentrude, malicieusement remplacé par… un fémur de porc. La panoplie des restes sacres est éloquente : les langes de Jésus enfant, la verge momifiée de Moïse, l’éponge vinaigrée que les Romains tendirent au Crucifié, et les choses ont toujours été ainsi : Aaron, roi des Perses n’a-t-il pas offert à Charlemagne le Saint Nombril de Jésus qui le passa à son tour au pape Léon III ?

De retour à Venise, le ton change, la vision est reposante et nostalgique dans cette étendue d’eau verte et mouvante, « de l’émeraude au tendre, on note les taches mauves des bruyères, le chaume des toits, la masse blanche des églises en pierre d’Istrie ». L’emplacement n’est pourtant pas de tout repos, l’eau où baignent ces îles protège, enrichit et menace à la fois, et la lutte pour le pouvoir exacerbe aussi les passions même entre frères. Rustico qui croyait pourtant aux reliques avec la « modération » de quelqu’un qui a étudié le latin et le grec, accepte de mettre le cap sur une Alexandrie plus conviviale avec ses chrétiens et ses musulmans en cohabitation très possible, pour arracher aux coptes égyptiens les ossements vénérés de celui qui a fondé leur Église, pour eux, source de revenus et de légitimité à la fois. Avec des compagnons de voyage bien avertis, complices inattendus d’un lecteur moderne, le tribun de Venise usera, peut-être en bon commerçant, plus de la ruse que d’actes héroïques pour fonder le mythe de sa cité. L’ultime directive alliera comme il se doit un capitalisme naissant à un zeste de dévotion : « Nous couvrirons la terre de nos marchandises, nous créerons de nouveaux besoins, nous amènerons de nouveaux produits. Nous n’écouterons plus que Saint Marc. »

 
 
D.R
 
BIBLIOGRAPHIE
Quand Dieu apprenait le dessin de Patrick Rambaud, Grasset, 2018, 288 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166