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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
La danse des nombres et des étoiles


Par Tarek Abi Samra
2018 - 02


Simón assiste à un spectacle de danse qui le déroute quelque peu : deux enfants, en harmonie avec la musique, se déplacent sur scène d’un point invisible à un autre ; ils s’arrêtent un très bref instant à chaque point sans véritablement s’immobiliser. C’est tout. Simón remarque que leur mouvement, ce glissement d’un point de l’espace à un autre, est de toute évidence chorégraphié. « Cependant il semble s’en dégager plus que cela, une logique qui dicte leur traversée. Une logique qu’il ne saisit pas tout à fait, mais qu’il pense être sur le point de comprendre. » 

Cette citation tirée de L’Éducation de Jésus, dernier roman du prix Nobel sud-africain J. M. Coetzee, décrit avec une grande précision ce que l’on éprouve à la lecture de cet ouvrage : l’impression qu’on est tout près de pénétrer un mystère, d’appréhender quelque chose d’essentiel dont on est pourtant incapable de déterminer la nature. 

Ce roman est la suite d’Une Enfance de Jésus (paru en 2013), mais peut être lu indépendamment du premier volet. Les deux récits se déroulent dans un même univers insolite, dépouillé jusqu’à l’abstraction, où les humains ressemblent plus à des archétypes platoniciens qu’à des êtres vivants. Tous sans exception sont des réfugiés, mais nous ignorons, et eux aussi ignorent ce qu’ils ont fui. Tout ce qu’ils savent, tout ce que nous savons, c’est qu’ils ont traversé l’océan et que leurs bateaux les ont débarqués dans cette contrée nouvelle où ils se trouvent actuellement et où l’on parle espagnol (ce n’est ni l’Espagne ni l’Amérique latine). Leur vie antérieure s’est complètement effacée de leur mémoire et la seule chose dont ils se souviennent c’est qu’ils sont venus d’ailleurs.

Sur l’un de ces bateaux, Simón remarque David, un enfant égaré ayant peut-être perdu ses parents. Il décide de l’adopter et se met à la recherche d’une femme qui accepterait de tenir le rôle de la mère. Il trouve Inés, et les trois forment désormais une famille plutôt normale, sauf que les deux adultes ont une relation absolument chaste. 

Pour des raisons qu’il serait long de développer ici, cette famille nouvellement constituée prend la fuite et s’installe à Estrella, une petite ville de province. David est alors un enfant prodige de six ans ayant appris à lire tout seul dans une édition abrégée de Don Quichotte. Il est rétif à toutes les formes traditionnelles de l’enseignement – école, scolarisation à domicile, etc. –, ne cesse de poser des questions qui déroutent Simón et n’agit que selon son bon plaisir. En désespoir de cause, ses parents l’inscrivent à l’Académie de danse, où la splendide ballerine Ana Magdalena et son mari compositeur Juan Sebastián Arroyo, s’inspirant d’une sorte de mystique pythagoricienne mêlée à du platonisme, apprennent aux enfants à danser en accord avec le mouvement des corps célestes afin que les nombres qui tournoient là-haut descendent sur terre. Un incident tragique, le meurtre de la belle Ana Magdalena par le concierge Dimitri, personnage hystérique sorti tout droit d’un roman de Dostoïevski, ébranle le monde de David…

L’Éducation de Jésus est une parabole dont le sens est indéchiffrable. C’est un texte saturé d’allusions et de symboles qui semblent clairs et évidents au premier abord, mais qui, après un examen plus approfondi, dévoilent leur nature opaque et obscure. On ne sait, par exemple, à quoi sert cette référence à la Sainte famille (David et ses parents adoptifs), ni que viennent faire là Dostoïevski, Cervantès, Jean-Sébastien Bach et sa femme Anna Magdalena (qui est en même temps Marie Madeleine), Pythagore, Platon, Protagoras et Simón Bolívar (Simón est le protecteur de David tandis que Bolívar est son chien), ni à quoi rime le Jésus du titre. Face à cette forêt de symboles inextricables, nous nous retrouvons, perplexes, dans la même situation que celle de Simón assistant à la danse de son fils : d’abord rebuté et ne comprenant rien, il commence ensuite à percevoir une logique souterraine qui guide le corps dans ses mouvements, une logique impossible à verbaliser mais qui l’émeut tellement et le détermine, vers la fin du roman, à apprendre lui-même la danse des nombres et des étoiles. Pareil est le cas du lecteur : il termine le roman ensorcelé par ce miracle qu’est l’écriture de Coetzee, convaincu dans son cœur d’avoir entraperçu quelque chose de beau et de grandiose qu’il ne peut cependant pas expliquer intellectuellement, quelque chose de littéralement ineffable.

 
 
BIBLIOGRAPHIE
 
L’Éducation de Jésus de J. M. Coetzee, traduit de l’anglais par Georges Lory, Seuil, 2017, 336 p.
 
 
 
© Bert Nienhaus
 
2020-04 / NUMÉRO 166