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Roman
Lettres perdues de Hoda Barakat


Par Tarek Abi Samra
2018 - 01


Une lettre jamais envoyée, tombée par hasard entre les mains d’un inconnu qui la lit et y trouve une image fidèle de sa propre solitude, ce qui l’incite à écrire lui-même une lettre qui ne sera jamais envoyée, mais qui tombera également entre les mains d’un inconnu, et ainsi de suite. Telle est l’ossature du dernier ouvrage de Hoda Barakat, Barid el-layl (Courrier de nuit), roman épistolaire assez singulier contenant cinq lettres non reçues par leurs destinataires.

Un immigrant sans papiers ayant fui la dictature de son pays essaie d’expliquer sa vie passée à son amante européenne qu’il maltraite. Une femme probablement libanaise, qui déteste sa patrie, écrit à l’homme canadien avec lequel elle avait eu une brève liaison quelques vingt ans plus tôt et qu’elle attend maintenant dans une chambre d’hôtel. Un tortionnaire syrien ayant échappé aux représailles des rebelles confesse un meurtre à sa mère. Une jeune femme contrainte de se prostituer tente de convaincre son frère emprisonné qu’elle n’est pas responsable de la mort de leur mère. Un Syrien hermaphrodite vivant dans la rue demande à son père de lui envoyer un billet d’avion. 

Les auteurs de ces cinq lettres ont tous fui les catastrophes du monde arabe et se sont retrouvés exilés, volontairement ou non, dans une même ville européenne indéterminée. Bien que l’histoire de chacun soit unique, différente de celles des autres, ils ont tous été à jamais marqués par la même forme de violence qui a dévasté leurs sociétés. À l’étranger, ils se sentent isolés, rejetés comme des déchets et sont constamment renvoyés à leurs origines desquelles ils cherchent à se libérer. Mais en vain, car ces origines sont des tentacules plutôt que des racines ; elles agrippent la personne, la tirent vers le bas, vers sa famille, sa communauté, son pays – tous les trois rongés par des pathologies sociales qui parfois donnent naissance à des guerres sanglantes –, et dissolvent son individualité dans la pourriture collective.

La lettre que chacun d’eux rédige est d’abord adressée à soi-même avant de l’être à quelqu’un d’autre. Elle est une tentative de retrouver cette individualité perdue, cette « voix que personne n’a entendue depuis le début ». Voilà pourquoi chacun de ces cinq personnages y raconte sa vie, y cherche à s’expliquer à soi-même, à déterminer ce qui fait sa singularité. Or ce projet est voué à l’échec, car le récit qui se veut individuel est vite accaparé par l’histoire collective. Ici réside peut-être l’une des grandes différences entre un Occidental et une personne qui appartient à ce que l’on désigne par le tiers-monde : alors que le premier, malgré son ancrage dans un moment historique et une société bien déterminés, se reconnaît et est reconnu comme un individu à part entière, la seconde, le plus souvent, ne se perçoit et n’est perçue qu’à travers le destin de sa nation. 

Comme leurs auteurs, les lettres de ce livre sont des déchets. Oubliées quelque part, perdues ou jetées dans une poubelle, elles représentent tout un système de communication qui s’est brisé, une société qui s’est disloquée. Il est vrai qu’une lettre en engendre une autre, mais la série s’arrête à la cinquième – celle du fils demandant à son père un billet d’avion –, qui est effectivement envoyée, mais qui n’atteint probablement pas son destinataire et demeure sans réponse. Au bout du compte, ces cinq lettres n’ont laissé aucune trace ; c’est comme si ceux qui les ont écrites n’avaient jamais existé.


 BIBLIOGRAPHIE
Barid el-layl (Courrier de nuit) de Hoda Barakat, éditions Dar al-Adab, 2018, 128 p.
 
 
 
© Patrick Box / Opale
Une lettre jamais envoyée, tombée par hasard entre les mains d’un inconnu qui la lit et y trouve une image fidèle de sa propre solitude, ce qui l’incite à écrire lui-même une lettre qui ne sera jamais envoyée, mais qui tombera également entre les mains d’un inconnu, et ainsi de suite...
 
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