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Roman
Yannick Haenel, l'apocalypse du quotidien
Couronné par le prix Médicis, Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel allie admirablement l’art de la narration et le style à l’humour et le sens du burlesque.

Par Josyane Savigneau
2017 - 12


Certaines scènes de Tiens ferme ta couronne sont désopilantes, notamment un dîner chez Bofinger, où le narrateur est accompagné d’un superbe dalmatien du nom de Sabbat. Le maître d’hôtel, sosie d’Emmanuel Macron qui n’était pas encore président de la République, refusait de les laisser entrer tant que le chien n’était pas en laisse. Finalement les deux vont pouvoir aller à la table réservée, et attendre longuement la personne qui les invite. Ce qui leur laisse le temps de croiser la magnifique Isabelle Huppert ainsi que deux moustachus patibulaires…

Ceux qui croient que les romanciers français manquent d’imagination doivent se saisir immédiatement de ce roman de Haenel et se laisser porter, entraîner même, par sa folie. « À cette époque, j’étais fou. » Tels sont les premiers mots du livre. Revenu de cette période dingue, le narrateur – qui est certainement le personnage récurrent de plusieurs romans de Haenel, Jean Deichel – va pouvoir la raconter, mais ce qu’on peut en dire donne une faible idée du plaisir qu’on a à découvrir le récit de ces mois où se sont mêlés le tragique de l’existence et les petites absurdités du quotidien, le tout soutenu par une croyance : « Si l’on n’espère pas un miracle, rien n’arrive : ce qui ne tend pas vers le miracle rend servile. »

La première folie du narrateur est d’avoir écrit un scénario sur un de ses écrivains cultes, Herman Melville. Mais le projet, The Great Melville, est refusé partout. Trop énorme, trop complexe, impossible à tourner. Toutefois cet homme est un obstiné. Il passe son temps à voir et revoir la version longue d’Apocalypse Now, de Coppola, ainsi que Voyage au bout de l’enfer et La Porte du paradis (où joue Isabelle Huppert), de Michael Cimino. Et il décide que seul Cimino, cinéaste maudit, peut faire The Great Melville.

Mais comment joindre un homme qu’on dit devenu un paria ? Quand on veut vraiment… Ils se rencontrent donc à la Frick Collection à New York, mais se manquent car Cimino désormais ressemble à une femme. Ils se retrouvent pourtant sur un banc de Central Park, où Cimino lit le scénario. Fascinant dans la vie, y compris à travers ses échecs, Cimino est tout aussi fascinant dans le roman. « Les détails, dit-il au narrateur, sont des étincelles de vérité. » Ses films, en effet, insistent sur les détails. Tiens ferme ta couronne aussi.

La littérature peut-elle entrer en compétition visuelle avec le cinéma ? C’est une des questions que pose ce livre et à laquelle il répond. Qu’est-ce qu’« une vie ouverte et libre » ? Que viennent faire là, Léna qui « faisait divaguer » le narrateur, et Artémis ? Et pourquoi Isabelle Huppert arrive-t-elle chez Bofinger ? Et d’où vient-elle ? « Il se dégageait d’Isabelle Huppert un charme qui pouvait sembler dur ; mais lorsqu’elle souriait, on voyait apparaître sur son visage cette tendresse inquiète qui appartient aux solitaires et qu’ils sont habitués à garder pour eux. Ceux qui vivent dans un désert ont des acuités qui les guident brutalement ; le reste du temps, ils méditent. » Si l’on veut tout savoir, à défaut de tout comprendre – mais qui comprend tout de sa vie ? –, il faut se laisser emporter par le talent et l’imagination de Yannick Haenel.

 BIBLIOGRAPHIE
Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel, Gallimard, 2017, 340 p.
 
 
 
© Joël Saget
 
2020-04 / NUMÉRO 166