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Roman
Rendez-vous au 2 bis rue Hamani
C’est exactement à cette adresse que nous souhaitons nous rendre au fur et à mesure de la lecture de Nos Richesses, 3e roman de Kaouther Adimi, nominé aux prix Goncourt et Renaudot.

Par Valérie Cachard
2017 - 10
Nous refermons ce livre, comblés par l’invitation formulée à la page 211?: «?Un jour vous viendrez au 2 bis de la Rue Hamani, n’est-ce pas???» Oui nous viendrons, voilà ce que nous répondons. Et à défaut d’y aller tout de suite, nous nous rendons à la bibliothèque des sciences humaines de l’USJ pour avoir entre les mains l’espace de quelques minutes un des livres édités par Edmond Charlot, Noces de Camus par exemple. Exclu du prêt mais vivant.
Dans un monde où le voyageur cherche parfois inconsciemment ses propres références culinaires, artistiques, vestimentaires au lieu de tenter de comprendre ce qui rend le territoire qu’il foule autre, Nos Richesses nous chuchote que toutes les villes ont de petites vitrines mystérieuses derrière lesquelles des hommes accompagnés d’une poignée d’amis ont réalisé des changements majeurs. Des hommes cachés dans des histoires parallèles à la Grande. Des histoires qui font les villes et leurs rumeurs, qui se racontent dans des cercles restreints et qui un jour, grâce à la magie de la littérature et de la fiction, redonnent à ces hommes leur place dans l’Histoire.

La ville c’est Alger. L’homme «?caché?» qui a été «?un élève difficile et la tête dans les nuages?» à l’école des jésuites, c’est Edmond Charlot. La vitrine mystérieuse sur laquelle est affichée «?un homme qui lit en vaut deux?» appartient à la librairie Les Vraies Richesses. Nommée ainsi à cause du roman de Giono, imaginée comme «?une librairie qui vendrait du neuf et de l’ancien, ferait du prêt d’ouvrages et qui ne serait pas juste un commerce mais un lieu de rencontre et de lecture. Un lieu d’amitié en quelque sorte, avec, en plus, une notion méditerranéenne (…)?», elle ouvrira ses portes en 1935. Charlot, à l’origine du projet, y fera ses débuts d’éditeur en publiant Révolte dans les Asturies, la première pièce de Camus, jeune étudiant en Lettres à l’époque. Il y rencontrera Max-Pol Fouchet, Emmanuel Robles, Gide et Saint-Exupéry… Il participera au changement du paysage littéraire, résistera en cherchant du papier en temps de guerre, «?Suis-je condamné à courir toute ma vie derrière le papier???» se fera plastiquer deux fois sa deuxième librairie Rivages. 

Si ce roman a reçu très bon accueil, c’est peut-être parce qu’il nous rappelle que nous avons tous un devoir de mémoire envers nos villes, que les musées et les temples ne sont pas les seuls gardiens du temps et de l’Histoire et que ce sont les lieux qui transforment et font les hommes. «?Abdallah pense qu’on n’habite pas vraiment les lieux, que ce sont eux qui nous habitent.?» 

Trois récits distincts se succèdent au fil des pages. Le premier est constitué du contenu fictif des carnets de Charlot rédigés entre 1935 et 1961 à la première personne. Le deuxième raconte Abdallah le gardien de Les Vraies Richesses en 2017 et l’arrivée de Ryad, engagé pour vider et repeindre la librairie qui sera transformée en commerce de beignets. Le troisième, mené par un «?chœur?» de narrateurs raconte le peuple algérien et toutes ses guerres et nous adresse sa parole. «?Et le bleu au-dessus des têtes et à vos pieds, le bleu ciel qui plonge dans le bleu marine, (…). Que nous ne voyons plus, malgré les poètes qui veulent nous convaincre que le ciel et la mer sont une palette de couleurs, prêts à se parer de rose, de jaune, de noir.?» Ce mélange de voix et de tons donne au roman sa force et sa délicatesse.

Derrière les phrases, se devine une grande tendresse pour les habitants d’Alger, en particulier ceux de la rue Hamani à qui est dédié ce livre. Si Charlot donne à la page 201 la recette pour devenir écrivain, Kaouther Adimi, elle, rend hommage à l’objet livre et à tous ceux qui participent à sa création, aux hommes et aux femmes qui ont cru un jour au pouvoir des mots.




 
 
© Hermance Triay
 
BIBLIOGRAPHIE
Nos Richesses de Kaouther Adimi, Seuil, 2017, 224 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166