FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Roman
Un triangle libanais


Par Chibli Mallat
2017 - 09
L’intrigue de certains ouvrages saisit au titre. D’autres titres nimbent leur ouvrage. Dans L’Œuvre au noir, exemple du premier type, c’est un passage logé très avant dans le roman qui dévoile subtilement l’occasion du titre en référence à une manipulation de l’alchimiste qu’est aussi ce grand humaniste de Zénon. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleur, ou Albertine disparue, il n’est pas de mystère, le titre enveloppe l’ouvrage dès ses premières pages.

La Vigie appartient au premier genre. Dans un récit d’une nostalgie déconcertante, brusquement, au détour d’un détour, « le Sporting, unique et ultime vigie du Liban, étend encore ses prouesses de béton brut et rongé, comme pour mieux accueillir les vagues saisonnières de ceux qui reviennent s’allonger pour quelques heures à côté de ceux qui sont restés pendant toutes les années de bombardements, d’invasions, d’occupation et de morts arbitraires. Étrange et pacifique cohabitation entre générations et trajectoires individuelles qu’aucun soupçon d’animosité ne viendrait altérer ».

Le Sporting club, qui conserve l’esprit de Beyrouth bien plus que ces tours « ostentatoires et macabres pour Saoudiens fortunés. Gratte-ciel faussement chics (…) », a ses propres cruautés, ses garçons de plage « tels des eunuques », vaquant « sans la moindre manifestation apparente de concupiscence pour les formes féminines qui ne semblaient offertes qu’aux dards du Dieu Baal ». Et « ce jour-là, en plus des bouteilles de plastique et des détritus ordinaires, un ordinateur hors d’usage flottait parmi les décombres ramenés par les vagues ». Peuple de mer…

Mais la vigie réelle, ce n’est pas celle d’un lieu, c’est celle de l’auteure d’un récit triangulaire : la narratrice, fille d’un père arménien, lettré et passionné, allant d’exils en exils successifs, et d’une mère française, peintre à la réputation de plus en plus mondiale ; les deux parents débarqués au Liban, terre d’accueil qui les reçoit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour fonder une famille toujours à la lisière d’une société de noms féodaux qui ne permet jamais, malgré leurs talents, un accès inconditionnel à ses cercles suffisants.

Les blessures freudiennes sont fortes dans le rapport de la narratrice au père, haut en couleur et en voix, à 80 ans égrenant un décompte du nombre de parties de tric-trac (« 8241, toutes gagnées ») et de siestes (« 15262 »), jamais départi de sa conviction d’ancien militant que « la fraternité communiste permettait d’enjamber les torrents rouges de sang » ; dans son admiration pour la mère, qui échappe à 17 ans aux rafles antisémites en France nazie, mais qui n’en demeure pas moins, comme son mari, attirée par l’universel humain plutôt que ses déviances monstrueuses, mère à « l’origine juive (…) dont elle a prétendu plus tard qu’elle voulait me protéger en la taisant ».

Profondément universelle : « Beyrouth, années cinquante : croisement fertile, terre aux multiples promesses où l’humanité meurtrie par la guerre encore si proche attendait un vague mais assuré salut… Elle a été révoltée par la vision de milliers d’êtres parqués là, la clé de leur maison perdue à portée de main (…). À l’origine, il y a eu confiscation de terres puis l’exode ; tout le reste n’était que finasserie. L’idée d’une communauté de destin avec Israël ne l’avait jamais effleurée. »

Elsa n’est pas un prénom donné par hasard. Le politique est toujours là, mais il n’est pas au cœur de l’ouvrage. Au cœur de l’ouvrage est le Liban. « La montagne est le Liban. Sentinelle naturelle surveillant la côte. » Le triangle libanais des trois personnages est le fond dominant d’une nostalgie puissante parce que subtile et toujours bien écrite, tissée « comme un kilim » point par point, mot par mot, avec une augmentation d’intensité jusqu’à créer des sensations très fortes parce que toujours contradictoires. La souffrance, le mal, ne sont jamais purs. Dans une scène qui reprend des scènes extrêmes du Grand Crime, la petite fille à laquelle Mayrig, la nounou arménienne, raconte les atrocités de 1915 « demeurai(t) muette, fascinée par les boucles d’oreille en or, trois petites boules en forme de trèfle qui se balançaient dans des trous devenus, avec l’âge, de fines fentes dans les lobes des vieilles oreilles de Mayrig ». La petite fille s’agrippait « à ces éclats mobiles et brillants qui fixaient mon attention et me permettaient d’échapper à ce terrible récit (…). Les boucles d’oreilles étaient l’échappatoire incongrue de cette sinistre mélopée, ... la seule petite preuve d’humanité ».

La Vigie est un récit d’une libanaise arménienne et juive, devenue par la magie d’une fusion française ni arménienne, ni juive, ni libanaise. C’est un récit qui fait par la puissance et la subtilité de ses ponctuations une marque profonde et juste de l’errance libanaise. « Mon pays tellurique tremble d’incertitudes à l’image de mes doutes. »

La Vigie, ce n’est pas de Beyrouth le Sporting club. La Vigie, c’est l’auteure d’un récit si fort de la réalité qu’on le croirait roman.
 
 BIBLIOGRAPHIE
La Vigie d’Elsa Martayan, Somogy Éditions, 2017, 133 p. 

 

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166