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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Mario Vargas Llosa : scandale en dictature


Par Georgia Makhlouf
2017 - 08
Le carrefour des Cinq Rues qui donne son titre au roman est le vieux centre historique devenu l’un des quartiers les plus violents de Lima, « avec agressions, bagarres et bastons de tous côtés ». C’est là où autrefois on rencontrait partout les chariots des tisaniers qui vendaient cette boisson traditionnelle et populaire faite avec de l’orge, du lin et de la prêle mais ils étaient en voie de disparition et « maintenant ce quartier s’était dégradé et ses rues étaient dangereuses » ; « des charognards matinaux becquetaient des ordures éparpillées sur la chaussée en croassant », des chauve-souris, des drogués et des bandits se disputaient ces ruines qui avaient autrefois abrité d’élégantes demeures. C’est là que vit la Riquiqui, une journaliste qui conçoit son métier avant tout en termes de revanche sociale, « capable de tuer sa mère pour un scoop, surtout s’il était sale et scabreux ». Et c’est ce carrefour qui prête son décor à la flamboyante comédie de mœurs que déploie Vargas Llosa, comédie dont le coeur est un gigantesque scandale tout à la fois politique, médiatique et sexuel. Ce que laisse d’ailleurs présager la couverture de la traduction française où un buste de femme disparaît derrière un quotidien ouvert, dont la une annonce un couvre-feu dans tout le pays. À côté de la lectrice aux longues jambes nues, une autre femme, nue elle aussi, est endormie. 

L’écrivain nous immerge à nouveau dans une ère de dictature – on se souvient par exemple de son somptueux roman La Fête au bouc – en situant l’action durant la présidence d'Alberto Fujimori élu en 1990 alors que Vargas Llosa lui-même était l'autre candidat du second tour, après avoir été placé en tête du premier tour. Fujimori rompra deux ans plus tard avec les pratiques démocratiques pour mettre en place un régime autocratique, fidèlement secondé en cela par un homme de l'ombre, ici appelé « le Docteur » – dangereux et tout-puissant personnage derrière lequel se devine le bien réel Vladimiro Montesinos, ancien avocat des narcotrafiquants dont Fujimori avait fait le chef de ses services de renseignement. « Qu’importe si sur vingt mille morts il y a quinze mille innocents, pourvu qu’on tue cinq mille terroristes », lui fait dire Vargas Llosa, ce qui donne le ton de ce terrifiant et insomniaque personnage.

Tout commence par la publication de photos scabreuses du très respectable et fortuné ingénieur Enrique Cardenas, photos prises à son insu pendant une orgie. L’émoi est immense dans ce « pays de commères » où chacun veut « connaître les secrets des gens et, de préférence, les secrets d’alcôve ». Et le scandale va se répandre en cercles concentriques jusqu’aux plus hautes instances du pouvoir. C’est Strip-tease, hebdomadaire où travaille la Riquiqui, qui est à l’origine de la publication et bientôt, son sulfureux directeur va être assassiné de façon sordide. Les mailles du filet se resserrent autour de la frêle jeune femme qui se sait à présent « dans la merde », mais qui va réagir avec un cran époustouflant. 

L’autre volet du scandale est le volet privé, le pauvre ingénieur craignant tout à la fois de causer la mort de sa mère, catholique rigoriste et irréprochable, et de perdre sa si sensuelle épouse dont il est toujours follement amoureux. Fort heureusement, il peut compter sur son ami de toujours qui est aussi un brillant avocat. Mais qui ne pourra lui épargner ni d’être traîné dans la boue ni de passer quelques jours dans une prison sordide où ses codétenus sont des déchets de l’humanité que jamais il n’aurait croisés dans sa vie lisse et protégée. 

Les fils de l’intrigue que tisse l’écrivain se nouent dans un chapitre très justement intitulé « Un tourbillon » qui mène le lecteur vers un final très enlevé. Le talent de Vargas Llosa – qui est, rappelons-le, le 17e écrivain à être entré de son vivant dans la prestigieuse collection La Pléiade de Gallimard – s’y déploie avec le brio et l’humour qui le caractérisent. 

 BIBLIOGRAPHIE
 
Aux Cinq Rues, Lima de Mario Vargas Llosa, traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, Gallimard, 2017, 295 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166