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Roman
Vénus Khoury-Ghata : grandeur et décadence d’une reine noire


Par Georgia Makhlouf
2017 - 07
Dans un entretien récent à L’Orient littéraire, Vénus Khoury-Ghata revenait sur cet aller-retour dans son œuvre entre roman et poésie. Elle expliquait que souvent, elle s’emparait d’un sujet d’abord de façon intuitive, comme sous le coup d’une inspiration quasi prémonitoire, et que les mots lui venaient sans qu’elle ne sache où ils la mèneraient. Ces premières explorations prenaient une forme poétique. Mais par la suite, il arrivait que le thème traité continue à l’occuper ; elle y revenait alors de façon plus raisonnée pour l’approfondir dans un roman. Avec son dernier ouvrage qui vient de paraître, L’Adieu à la femme rouge, on a le sentiment que la dichotomie entre poésie et roman a disparu et que l’auteure invente une forme nouvelle qui s’apparente au conte : un roman poétique. Elle s’appuie en effet sur un récit structuré, des personnages bien définis même si atypiques, des péripéties nombreuses, mais elle le fait avec une langue éminemment imagée, visionnaire, libre, ne s’embarrassant pas des exigences de la narration classique, faisant souvent le choix de la fantaisie ou de l’humour et non de la vraisemblance psychologique ou de l’exactitude sociologique. Ce parti pris apporte au roman une vivacité et une rapidité qui court-circuite le cliché, le stéréotype, les figures obligées de ce type de récit.

Car le thème abordé ici s’inscrit dans la réalité brutale et dure du monde actuel, et en particulier dans le drame des migrants, ceux qui font le choix de quitter leur pays au péril de leurs vies pour tenter d’aller vers un avenir meilleur. C’est bien le cas de « la femme rouge », qui a quitté la palmeraie où elle vivait pour suivre un photographe occidental, fasciné par le spectacle qu’elle offrait en se lavant les cheveux, les massant avec une terre argileuse et rouge, les nattant ensuite au sommet de son crâne. Ses clichés feront la une des journaux et la femme deviendra très vite une top-model dont les charmes s’étaleront sur les murs des villes occidentales. Mais cette femme n’est pas seulement partie, elle a laissé derrière elle un mari et deux enfants. Tous les trois prennent la route à leur tour pour la retrouver, marchant sous un soleil de plomb, empruntant des embarcations de fortune, des wagons bondés ou des cales de bateaux. Et les voilà à Séville où ils retrouvent sa trace. Elle a quitté le photographe pour un écrivain qui va la raconter dans un livre de mille pages. Il va raconter le ksar, les chèvres, les femmes et les ânes, et ce mari « si maladroit qu’il se trompe de gourbi pour rentrer chez lui, prend sa belle-mère pour l’imam et lui demande sa bénédiction ». Soucieux de préserver ses enfants, le père « leur explique que leur mère est une plume d’oiseau qui va avec le vent, une feuille d’arbre arrachée à la branche, une jarre fendue qui ne retient pas l’eau ». Mais la mère ne veut pas s’occuper des jumeaux, elle veut les envoyer au pensionnat, ce lieu « où on enferme ensemble les livres et les enfants ». Alors qu’eux préfèrent la vie de la rue, les squares où l’on s’entasse à plusieurs pour se tenir chaud, les sans-papiers et les voleurs à la tire dont ils se sentent plus proches que les écoliers du pensionnat.

On l’aura compris, la veine est ici légère comme le vent, vive comme l’eau des sources, sensuelle comme un fruit charnu, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, la gravité du propos et le rire salutaire. Car ce qui est traité en filigrane, c’est le piège de l’image en Occident, piège qui va se refermer de façon tragique sur la femme rouge. Fascinée par sa propre image que lui ont renvoyée les murs et les médias, elle va mal vivre d’être jetée à la poubelle après avoir été surconsommée, et d’être oubliée parce que la mode n’est plus aux femmes noires mais aux beautés slaves et anorexiques. Son exil s’achève dans la misère et la maladie. La reine d’hier n’a pas trouvé sa place dans cet Occident trompeur. 


 
 
© Louis Monier
 
BIBLIOGRAPHIE
L’Adieu à la femme rouge de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 2017, 175 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166