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Roman
Elena Ferrante : une épopée féminine bouleversante


Par Georgia Makhlouf
2017 - 06


Voilà des mois que partout dans le monde, le microcosme de l’édition bruisse de toutes sortes de rumeurs, que des journalistes se lancent dans des enquêtes et que les suppositions les plus fantaisistes circulent à propos de la mystérieuse Elena Ferrante, auteur d’une saga que partout les lecteurs s’arrachent – 2,5 millions d’exemplaires vendus, des traductions dans 42 pays. À l’ère du narcissisme et de la quête éperdue de célébrité, la volonté têtue de l’écrivaine de rester dans l’ombre de son pseudonyme, de n’autoriser aucune photo, de ne participer à aucun festival, aucune dédicace, aucun événement public a de quoi intriguer et force le respect. Début octobre, plusieurs articles affirmaient néanmoins avoir démasqué l’auteur derrière l’éditrice Anita Raja, née à Naples où se déroule une grande partie de la saga et traductrice entre autres de Christa Wolf. Mais depuis quand la connaissance de la biographie d’un auteur permet-elle de mieux juger de la qualité de son œuvre ?

Laissons donc là ces spéculations, ces promenades napolitaines sur les traces de l’auteur, et plongeons dans les deux tomes déjà parus de la saga ainsi que dans le troisième qui est en librairie depuis début janvier. Ferrante y raconte, d’une plume attentive et fervente, cinquante années d’histoire italienne et d’amitié entre deux gamines issues de milieux modestes – le père de l’une est portier de mairie et celui de l’autre, cordonnier. Elena Greco et Lila Cerullo vivent dans un quartier pauvre de Naples en proie à la violence et à des tensions sociales et politiques extrêmes, entre marché noir, règlements de comptes mafieux et omniprésence de fascistes prêts à en découdre. Pour les deux fillettes comme pour l’Italie, les années soixante sont des années de grands bouleversements, celles qui voient les luttes protestataires occuper le devant de la scène et les mouvements féministes se renforcer. Les manifestations, les grèves, les occupations de locaux se multiplient et culmineront parfois dans des actions violentes telles que les enlèvements et les assassinats menés par les brigades rouges. Les universités comme les usines sont en ébullition, les communistes et les fascistes s’opposent dans le sang, un monde nouveau est en train de naître, faisant bouger les frontières étanches entre les classes sociales par le biais des avancées de l’enseignement, de l’ouverture des universités et du développement des médias. Ce faisant, les rôles féminins et masculins se redessinent, la contraception se diffuse lentement. La dénonciation des injustices dans une Italie marquée par les inégalités et le patriarcat est le propos sous-jacent du roman.

Pourtant si ce contexte social et politique est très présent, et souvent avec finesse, à travers une attention approfondie aux changements dans les comportements, les langages et les représentations, ce qui touche le lecteur avant tout réside dans le talent avec lequel l’auteur construit ses histoires, fait vivre une multitude de personnages singuliers et attachants, et déploie un art du rebondissement parfaitement maitrisé. Les différents épisodes du roman sont ancrés dans des lieux – école, usine, bibliothèque municipale, bar ou cour d’immeubles – qui dessinent une topographie urbaine tellement précise, tellement vivante, que la ville dans ses différents quartiers et dans les changements qui l’affectent est comme l’héroïne en creux, le cœur battant du roman. Les bruits, les odeurs, la texture des murs, le tracé des rues, les couleurs du ciel et de ses crépuscules, tout est donné à sentir avec un tel relief qu’on a parfois du mal à envisager qu’il s’agisse d’une pure fiction. Dans les rares interviews qu'elle a accordées par écrit, l’auteur reconnaît d’ailleurs la teneur autobiographique de son œuvre.

Deux fils rouges tissent la trame de cette captivante saga : la radiographie d’une amitié qui traverse les ans, alternant proximités, jalousies, bonheurs, malentendus et incompréhensions. Tout cela est raconté dans une grande attention aux mouvements de la conscience, aux modulations du sentiment, aux nuances des tempéraments. Le sujet de l’amitié féminine étant relativement rare, on l’apprécie ici d’autant. Le deuxième thème est celui de la naissance d’un écrivain. Elena, la narratrice, traverse les douleurs de l’enfantement, l’émerveillement de la célébrité, la noirceur des périodes de sécheresse et de doute, les fulgurances de l’écriture inspirée. 

Cela donne aussi quelques-uns des très beaux chapitres de cette bouleversante saga.

 
 BIBLIOGRAPHIE
 
L’Amie prodigieuse (2014, 400 p.),
Le Nouveau nom (2016, 560 p.)
Celle qui fuit et celle qui reste (2017, 480 p.) d’Elena Ferrante, traduit de l'italien par Elsa Damien, Gallimard.
 
 
 
 
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