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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Oublier la mémoire et quitter les rivages de l'amour


Par Gérard BEJJANI
2017 - 04

Rappelle-toi Léandre. Il pleuvait sur ta tour ce matin-là.
Et, seule sur la terrasse, sans parapluie, Héro scrute l’horizon. Elle espère encore quand elle pense avoir oublié.
Même si elle dit être « une tourneuse de pages ». La page d’amour, elle, pèse des siècles d’attente.

Toute une bibliothèque de Babel. Car l’inconnue est avant tout un petit rat de bibliothèque. Une lectrice gourmande qui, depuis sa primitive enfance, dévore les livres comme des feuilles de lotos. Elle a commencé sa vie au milieu des folios et des odyssées. Aujourd’hui, elle s’éprend d’un iPad, non pas le sien, mais celui d’un mystérieux poète qui, par un étrange destin, l’a oublié dans une bastide à vendre, allée des Oliviers. Oubli inaugural dont dérivent tous les autres.

Elle est une conseillère de l’immobilier, sa mission consiste à trouver au poète une place au soleil, une chambre jaune à habiter. Mais sa curiosité l’en empêche, elle se laisse prendre aux rets de l’iPad, elle l’ouvre comme une boîte de Pandore d’où jaillissent, en photos et en déchirures, les vers les plus tristes, des fragments dépareillés, des lettres, des récits gigognes qui l’emportent au caprice du vent. Les chapitres se suivent alors en une structure éclatée dans laquelle elle se perd elle-même pour mieux comprendre. Comprendre ou... « contenir encore mille histoires ». Ce qu’il faut, c’est juste raconter, convoquer les vagues du passé, les espoirs déçus, les étreintes, les trahisons, dans une sorte d’anamnèse dont elle retrouvera plus tard, peut-être, le fil conducteur. Imaginer des scénarios, s’inventer des nuits chaudes, exquises, de vraies lunes de miel. L’iPad devient l’auxiliaire magique, le talisman qui permet de se parler à soi-même, à son inconscient, ou à l’autre, dans un dialogue à deux voix, à quatre mains, qui ressemble à une thérapie par l’écriture.

Si seulement je pouvais guérir. Oui, mais de quoi ? Ou de qui ?
Plus elle cherche à oublier plus la mémoire s’obstine, lancinante, attentive aux détails et aux signes. Un tracé des lieux et des objets. Ce n’est pas un hasard si, de tous les espaces qui s’engendrent et bifurquent autour de la fontaine de quelque village de Provence, un seul émerge avec insistance : Istanbul. La ville relie l’Orient et l’Occident, et par extension, Beyrouth et Paris, et se joindre, rejoindre, c’est refuser l’oubli. Istanbul se resserre en abyme autour de deux micro-lieux qui se dressent tels des mémoriaux : la tour de Léandre au centre du Bosphore, érigée en fanion pour appeler à revenir, au revenez-y, à la mémoire de celui qui aime et le musée de l’Innocence où le collectionneur-fétichiste a sacré, dans des boîtes votives, tout ce qui a appartenu à sa Füsun adorée, mais en même temps, tout ce qui doit garder vivace le patrimoine d’Istanbul. L’insolente ne sait plus qui elle est : elle-même ou Füsun, un être de chair ou de papier, un fantasme ou le personnage d’un roman auquel elle s’identifie toujours dangereusement.

Si seulement je pouvais guérir. Oui, mais de quoi ?
De l’amour. Du plaisir qui tue. Qui trompe. Des fausses promesses de bonheur à deux. Du banc vidé de son homme. Des draps froissés après son départ. Du corps en jachère, à l’abandon. De l’amant dont il faut monnayer le désir en le comblant de bijoux et d’écrins. Avec le rêve de le posséder dans la mansarde du musée, sans orgueil, ou de se faire culbuter dans un champ de lavande.
Si seulement je pouvais guérir. Oui, mais de quoi ?
De l’oubli. Car si je t’oublie, mon amour, cela signifie que je ne t’ai jamais aimé. Que tout peut être puis ne plus être, que tout est contingence, insignifiance, incomplétude. Alors non, je préfère fouiner, creuser au plus loin, remonter à la source, ramener les baisers volés et les maisons qui se souviennent, faire de chaque mégot une relique, un origami, écrire, imaginer, réinventer le monde. L’oubli devient fécondité, vivier, terreau de permanence et de sens.

Rappelle-toi Héro. Il suffit de tes yeux pour t’en persuader. Si tes yeux un moment pouvaient me rattraper. Là-bas, derrière le rivage, derrière le passé.


 
 
Si seulement je pouvais guérir. Oui, mais de quoi ? Ou de qui ?
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Vivier de l’oubli de Nada el-Khoury et Robert Matta, Écriture, 2017, 256 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166