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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Le passé inavouable


Par Charif Majdalani
2017 - 01
Deux romans écrits par des Européens et qui prennent Beyrouth pour sujet ou pour toile de fond ont récemment attiré l'attention. Tous les deux, par un hasard amusant, portent des titres liés à la géographie familière du bord de mer de la capitale. Le premier est le singulier Sporting Club d'Emmanuel Villin, et le second Palace Café, d'Anne Defraiteur Nicoleau. Si Sporting Club, à travers l'illusion d'une enquête et un faux jeu de pistes, est essentiellement une description de Beyrouth dans laquelle l'écriture et sa dentelle sont une composante fondamentale, Palace Café de son côté, tout en décrivant la ville de l'après-guerre, est surtout une tentative de réflexion sur la mémoire et les désillusions d'une génération à travers l'histoire d'une famille et de ses fils. 

Publié en septembre dernier par les éditions Tamyras, Palace Café raconte le retour à Beyrouth d'un homme, Antoine Frem, parti du Liban durant la guerre et qui y revient longtemps après la fin du conflit, pour tenir compagnie à son père victime d'un accident de santé. Or le père va bien, et on comprend vite que le retour d'Antoine était surtout motivé par autre chose, par la quête d'une vérité restée enfouie et liée au passé de sa famille, et notamment à celui du fils aîné, le frère d'Antoine, Kamal. Milicien engagé très tôt dans la guerre civile, et tenu par la famille pour une sorte de héros idéaliste, Kamal meurt durant le conflit, et demeure dans la mémoire comme un martyr tombé pour ses belles idées. Sauf que ce n'est pas si simple. Quelque chose depuis le début est demeuré inexpliqué, et c'est à sa recherche que revient le personnage. 

Ce retour est pour Anne Defraiteur Nicoleau l'occasion d'une description de la ville et du pays durant la période récente. On y reconnaîtra ce qui fait notre quotidien, la vie frénétique et excitante, mais aussi les détails pénibles, drôles ou agréables, tout cela à partir du regard d'un personnage qui observe les réalités nouvelles comme l'étranger qu'il est devenu, et les comparent sans cesse avec ce qui lui en est resté de familier. Mais ce retour n'est pas si simple, parce qu'Antoine cherche quelque chose et va être confronté à des résurgences sinistres du passé, personnages qu'il retrouve sur son chemin de manière insistante, signes qu'il ne parvient pas à déchiffrer, refus intriguant de témoigner de la part d'amis anciens etc.. Tout cela le ramène néanmoins systématiquement à la figure de son frère, à la guerre et à la mort de Kamal. Ce qui était bel et bien un terrible secret de famille se révèle petit à petit, adroitement, à mesure que le récit progresse. 

Si nombre de romans et de films ont été écrits ou produits pour interroger les temps de la violence libanaise, l'intérêt de Palace Café est de revenir dessus à partir de la question importante de l'oubli, du déni ou du refoulement à quoi nombre de choses inavouables ont été soumises après la guerre. Mais entendons-nous, il ne s'agit pas ici de mémoire collective, sur quoi on glose sans fin et sans résultat. L'intérêt du roman est d'interroger la manière avec laquelle l'oubli ou le refoulement sont vécus de manière plus restreinte, et comment les familles et les cercles sociaux plus étroits ont souvent à gérer de terribles désillusions, et le déni qui s'ensuit, après la découverte des agissements de certains de leurs membres, voulus ou rêvés comme des héros mais très vite emportés avec les milices de leur temps dans des activités mafieuses et criminelles. 

En dépit de quelques petits détails, comme le fait que le roman soit accompagné de notes explicitant de manière trop systématique chaque mot d'arabe du texte, et le fait qu'il se glisse dans le récit quelques erreurs historiques, comme celles qui font intervenir les miliciens des Forces libanaises à Tripoli et à Jezzine au milieu des années quatre-vingt, Palace café est une belle découverte, et gagne en intensité de page en page grâce à l'intelligence du propos et à la manière pleine de rebondissements avec laquelle il est mené.


 
 
Palace café est une réflexion sur les désillusions d'une génération.
 
BIBLIOGRAPHIE
Palace Café de Anne Defraiteur Nicoleau, Tamyras, 2016, 250 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166