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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Une forêt de symboles


Par Antoine Boulad
2016 - 12
Ce roman, mince par le nombre de ses pages, s’avère d’une originalité inversement proportionnelle. Grâce à des péripéties improbables et une écriture efficace qui ne souffre d’aucun verbiage, le récit tient autant du conte magique que du voyage initiatique ; il suscite en tout cas l’appétit du lecteur et le tient en haleine dans une forêt de symboles sur les thèmes de soi et autrui, la présence et l’absence, la situation actuelle du monde.

Le narrateur en est le personnage principal. Il n’a pas de nom, du moins pas pour le moment ! Directeur de communication dans une firme multinationale, quarante ans, le cap, marié mais sans enfants, riche mais nullement comblé, il présente sa démission le jour où, soudainement, découvre qu’il vivait sans passion. Son épouse « saute sur » l’occasion pour le traiter de tous les noms dont celui de « débile profond » avant de le quitter. Commence dès lors sa déconstruction. Il « met un terme à » …, « vend sa » …, « se débarrasse de »…, « offre son »… et perd progressivement ses amis ainsi que la société des gens qui le prennent pour un paria. Lui, il se libère et dans une sorte de somnolence, s’ouvre à « l’inattendu ». Il se met dans une posture de quête. Cette vie, quel en est le sens ?
Un jour, il entend une voix interne. Il doit « s’arracher » à ses lieux familiers. Obéir à cette injonction le fait entrer dans un monde de magie. D’un geste de nature surréaliste, comme si l’on jouait sa vie aux dés, il s’en remet au « hasard objectif » en pointant un doigt à l’aveuglette en direction de Google Earth et atterrit sur Guantanamo !

Alors que cette ville est liée dans les oreilles de l’actualité à l’enfermement, aux droits humains bafoués, à la dégradation de la personne, notre homme emporte dans sa valise Kundera et son « insoutenable légèreté de l’être », mais surtout découvre paradoxalement dans cette île « un havre de beauté et de sérénité insoupçonnée et comme à l’abri des soucis du monde, voire de la planète tout entière » !

Ayant pris une chambre chez une logeuse qui s’occupe de lui avec bienveillance notamment lorsque, souffrant, il est « aux limites du coma », il entend de nouveau la voix et bientôt lui donne un visage. À la Casa Para Todos, il fait la rencontre de deux femmes, Liliana et Noah, qui président aux destinées de cette « demi-pension pour vieillards complètement démunis et abandonnés ». Il offre ses services en s’occupant de la comptabilité et de mille autres tâches.

Très vite, notre narrateur avoue que Noah, « la voix de la voix », « occupe l’intégralité » de son esprit : « J’étais à genoux devant l’immensité de sa beauté. » « Elle était devenue le principe même de ma vie. »

Alors qu’elle entretient des relations amoureuses avec Liliana et qu’elle file un grand amour avec le narrateur, Noah décide brusquement de s’occuper non plus des vieillards, mais désormais des enfants de Bagdad avec l’Unicef. Aux abois, notre homme décide de l’accompagner dans cette capitale mondiale de la mort violente.

À force d’actions de solidarité généreuses, le couple espère du « chaos faire naître l’ordre ». Sous la houlette de Noah, le camp de déplacés devint humainement habitable ; une « alchimie était en œuvre qui allait transmuter le plomb de la guerre en l’or de la vie » au point que l’on nomma ce lieu « L’Arche de Noah ». Entre-temps, pour le narrateur, Noah devenait « (s)a colonne vertébrale, (s)a pierre angulaire, (s)on être-au-monde, (s)on souffle, (s)on dieu personnel ».

Et puis, coup de théâtre. Une suite de coups de théâtre. L’aventure s’emballe de manière tellement déroutante que le lecteur est quasiment forcé de relire le livre à rebrousse chemin. Sans révéler le terrible déroulement des actions, voilà notre narrateur penché comme Narcisse au-dessus de l’eau scintillante d’un bassin à Rome, en train de scruter son image. Sa part d’ombre et de lumière. La marche vers lui-même est-elle achevée pour autant dans ce monde violemment en proie à lui-même ?

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Histoire sans géographie de Nicole Saliba-Chalhoub, Noir blanc etc., 2016, 91 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166