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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Edgar Davidian
2016 - 10


C’est clair?: Régis Jauffret ne fait pas dans la dentelle pour ses sujets de romans. C’est toujours un coup de poing, une idée reçue bousculée, un bolide roulant à tombeau ouvert. Sans ménagements ni concession. À la limite de la folie et de l’insoutenable. C’est comme un char de course qui soulève tempête, poussière et brise tout sur son passage. Il y a là cependant aussi des bribes de vie, des étincelles de liberté. Mais reste ce style admirable. Dans son lyrisme incisif, sa noirceur pessimiste, sa virtuosité verbale, ses tours de force, ses phrases courtes, assassines et nerveuses, dents étincelantes et meurtrières.
À peine sorti des invraisemblables histoires de la vieillesse (et pourtant si vraies dans leur crudité et cruauté) où les vieux ne sont guère ces gentils et inoffensifs croulants qu’on s’imagine le plus souvent, voilà que l’auteur d'Asiles de fous (Prix Femina en 2005) s’attaque, avec virulence, pour son vingt-troisième opus, à l’amour. Certes thème usé et abusé jusqu’à la corde, mais avec Régis Jauffret, l’élément surprise et l’angle abordé sont toujours de taille. Au point de laisser parfois pantois, perplexe et bouche bée le lecteur.

En devanture des librairies donc ces Cannibales. Titre qui donne froid au dos dès que l’on s’imagine qu’une mère soi-disant aimante et une ex-maîtresse qui a partagé la couche et la chair d’un homme, mettent ensemble un plan diabolique pour, carrément, dévorer le fils, l’amant…

Se régaler d’amour a ici la forme la plus perverse, la plus abjecte. Répugnant?? Parfaitement, dans tout le sens littéral et moral du terme. Pure barbarie?! Mais une fois de plus, Jauffret a le talent de transcender le sordide, de lui donner des explications qui jettent racines au-delà des apparences simples et simplistes. De tourner brillamment autour du pot et de ramener à un questionnement qui va droit au cœur, comme une cible qui atteint l’indicible, la part invisible, non décelable… En l’occurrence le besoin d’un amour sans fond ni contrainte, sauvage au sens primitif et primaire du terme?!

Pour Cannibales, il s’agit, au départ, d’une partition à trois voix. Non pas le trio traditionnel?: la femme, le mari et l’amant. Mais la mère de l’amant, la femme et son mec qu’on lit à peine?! Partition quasi banale pour ne pas dire vieillotte ou surannée.

Qui joue encore à Madame de Sévigné et de sa ronde épistolaire ? Un papier, de l’encre et des enveloppes?? Mais on croit rêver?: a-t-on affaire à une génération déphasée?? Les e-mails sont donc pour qui en cette ère de célérité?? Avez-vous jamais songé au piratage?? C’est l’idée angélique (plutôt démoniaque) qui touche l’épistolière Noémie, jeune femme qui a renvoyé son amant Geoffrey, car elle a soif d’absolu et c’est une collectionneuse et croqueuse d’hommes, qui ouvre le ballet des missives adressées à la mère (une femme, aujourd’hui vieille, qui n’a aimé qu’un seul homme et dont cet enfant est le fruit) de son ex-compagnon de quelque temps…

Dès les premières lignes, comme un aimant à la force magnétique puissante, la mayonnaise prend et le lecteur mord ardemment à l’hameçon. Jeanne, la mère, répond d’abord sèchement. Puis s’installe une sorte de connivence et de familiarité entre les deux femmes, tendresse douteuse, une sorte d’approche et de rejet. Le ton reste vif car ce sont deux grandes amoureuses qui déballent avec véhémence les secrets de leur cœur et de leur chair. À la longue, cela lasse un peu et la trame ternit si ce n’est ce projet incongru et malsain de Jeanne, une sorte de Madame de Merteuil manipulatrice d’enfer, qui voudrait tuer son fils et le dévorer en agapes heureuses avec son épistolière. 

L’amour peut-il mener à de tels égarements?? Faut-il tant pour se venger de la race pénienne?? Les femmes sont-elles devenues si dominatrices, si exclusives, si intransigeantes??

Bien sûr, il faudrait garder la part de métaphore et d’allégorie à ce récit ne manquant pas de férocité et encore moins de saveurs inédites. Et d’ailleurs, une fois occultée cette idée intolérable de cannibalisme, comme un Hannibal Lecter du Silence des agneaux qui se serait par mégarde immiscé dans ce courriel passionné brusquement dérangeant, ne reste que la beauté d’une écriture au-dessus de tout éloge.


 
 
D.R.
Régis Jauffret ne fait pas dans la dentelle pour ses sujets de romans.
 
2020-04 / NUMÉRO 166