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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Les livres flottent, les hommes non


Par Jabbour Douaihy
2016 - 09


Il arrive comme ça des fois d’avoir envie d’y voir plus clair dans sa vie, de revenir sur ce qu’un poète appelle « les instantanés décisifs », ces moments qui fondent l’homme. Le sexagénaire Erri de Luca s’y adonne librement dans son dernier livre Le Plus et le moins, dessinant les contours d’une carrière partagée entre la littérature et le labeur physique. La première étape intitulée Le Pantalon long, dans cette quarantaine de textes courts, est fondatrice de tout un destin et vaut bien d’être racontée : dans une école où « la langue embaumée faisait partie d’une soumission générale au pouvoir adulte » et où le dialecte napolitain servait d’échappatoire, le jeune Harry, comme il s’appelait alors, se lance brusquement dans un « précipice » d’écriture inventif et libérateur, un champ ouvert, « une issue ». Le professeur lui donna une basse note sur la conviction qu’Erri a puisé son texte dans un manuel de dissertations. Ainsi émerge une vocation d’écrivain et une attitude contestataire contre les pouvoirs officiels et hiérarchiques qui ont besoin « de corps ankyloses pour imposer leur version du savoir ».

La rébellion qu’il poursuivra, même après sa condamnation, l’année passée, pour incitation au sabotage contre le percement du tunnel Lyon-Turin, sera nourrie d’une jeunesse de prolétaire où il a connu l’isolement du corps sorti du travail de chantier : « C’est un épaississement de sa propre limite (…) jusqu’à l’étourdissement des terminaisons nerveuses. »

Syndicaliste ressentant la dignité d’appartenir à une communauté, soixante-huitard abonné au journal maoïste Lotta continua, il concevait la politique comme une mise en suspens des vies personnelles au profit de la cause commune. Il appartenait à une jeunesse en dehors des partis, des appareils, et pour qui la pratique de la chose publique se passait « en totale extranéité à la société constituée ».

Il multiplie dans son livre l’évocation de ses rites de passage comme le premier séjour à la capitale Rome où l’insoumission aura pour anti-métaphore un troupeau de moutons envahissant la Faculté d’architecture en face de la Villa Borghèse. Lire Kerouac pour déserter « la parade sociale » ou écouter Bob Dylan comme un « crachat au pied des hiérarchies, un graillon contre l’arbre de transmission du pouvoir ». Aller à la mer pour devenir une « chose de la nature » exposée à la saison. Oser le premier baiser, une initiation qu’il décrit en ces termes : « Je me penchais sur l’espace libre, un vide susceptible de donner le vertige. Ses lèvres étaient à peine entrouvertes, les miennes tendues s’y posèrent dans ma chute. »

Bien sûr, le romancier est là, quoique son expérience de l’écriture n’est pas bien mise en scène, ses livres sont aussi là, bien visibles, empilés jusqu’au plafond, hérités de son père : « J’ai été un enfant puis un jeune garçon enfermé dans une chambre en papier », ses lectures ressemblent à des souvenirs impressionnistes, Les Trois mousquetaires renvoie la voix de sa mère lectrice et la fièvre scarlatine, La Montagne magique est associé à l’odeur de froid dans l’autobus de Turin et Voyage au bout de la nuit était pour lui bon à jeter aux ordures par amour, pour ne pas céder à une relecture qui ternirait cette « Bible des protestants ». Il ne s’attarde presque jamais sur ses propres romans, se contentant de les envier parce qu’il suppose qu’ils jouissent d’un meilleur sort que celui qui les écrit : « Ils sont serrés dans les bras, emportés en voyage, sur une île du Sud ou dans une tente en montagne, fixés avec intensité par deux yeux qui feraient aussitôt baisser les miens. Les livres vivent mieux que ceux qui les font. »

La chute emprunte encore au livre en nous plongeant dans la plus dramatique des actualités, le sort des naufragés cherchant à gagner l’Europe et en remettant une dernière couche dans le débat sans fin entre la fiction et la réalité : « Un exemplaire du Coran flottait sur la mer. Quelqu’un l’avait apporté avec lui dans son petit bagage, un résumé de l’indispensable. Des gens étranges se lancent dans ces voyages avec un livre. Le voilà laissé aux vagues avec la vie. Les livres flottent, les hommes non. On voit bien que les livres ne sont pas des bouées de sauvetage. »


 
 
Alexandre Isar / Pasco, pour Lire
« La langue embaumée faisait partie d’une soumission générale au pouvoir adulte. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Plus et le moins de Erri de Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, Paris, 194 p.
 
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