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Roman
L’âme américaine selon T. C. Boyle


Par Tarek Abi Samra
2016 - 09

«On est en Amérique, ici, fils de pute. Les États-Unis d’Amérique. Compris ? » Dans cette Amérique, on n’aime pas les étrangers, surtout pas les Mexicains qui trafiquent de la drogue ; dans cette terre de la liberté, on veut toujours en faire à sa guise, conduire sans ceinture de sécurité ou porter un fusil d’assaut sans que la loi ait son mot à dire, puisqu’elle doit surtout s’occuper de ses propres affaires sans jamais s’immiscer dans celles des citoyens ; enfin, dans cette patrie des braves, on est constamment prêt à se défendre, agressivement s’il le faut, contre toute personne potentiellement hostile, c’est-à-dire contre presque tout le monde. C’est au cœur de cette Amérique cauchemardesque que nous entraîne T. C. Boyle avec son quinzième roman, Les Vrais durs, une sorte de méditation sur le type d’individualisme spécifique aux États-Unis et son rapport fondamental à la violence.

Tout commence par un homicide sans importance : alors qu’il fait du tourisme au Costa Rica avec sa femme, Sten, ancien Marine et principal de lycée à la retraite, sauve ses compagnons de croisière en tuant à mains nues l’un des trois voleurs armés qui les avaient assaillis. Sten est plutôt un homme au tempérament doux, il n’a tué personne depuis des décennies, depuis la guerre du Vietnam plus précisément, mais cet acte semble pourtant peu l’affecter, de même qu’il aura peu de conséquences sur le déroulement ultérieur de l’intrigue, comme si, en fin de compte, mettre fin à une vie était la chose la plus naturelle au monde. 

À son retour, Sten, désormais héros local dans la petite communauté californienne où il réside, espère retrouver son existence routinière de paisible retraité. Sauf que son fils de vingt-cinq ans, Adam, est atteint d’une forme aiguë de schizophrénie paranoïde. Persuadé d’être la réincarnation de John Colter, un trappeur légendaire du XIXe siècle ayant combattu les Amérindiens, Adam ambitionne de vivre en totale indépendance à l’égard de la société et du reste des hommes. Ne se séparant jamais de son fusil d’assaut, il passe ses journées à parcourir les vastes forêts de la région, où il cultive du pavot à opium et travaille à la construction de deux bunkers qui devraient lui servir de refuge lors de l’invasion imminente des extraterrestres et des Chinois, secondés par le gouvernement américain lui-même.

Tout en se préparant à la fin du monde, Adam entretient une relation sporadique avec Sara qui, de quinze ans son aînée, lui sert à la fois de mère et d’amante. Cette femme excentrique est une anarchiste d’extrême-droite qui se croit la victime du « gouvernement illégitime des États-Unis d’Amérique » et déteste viscéralement toute forme d’autorité. Sa révolte, nourrie par quantité de théories du complot, se réduit pourtant à ne pas payer ses impôts et à conduire sans ceinture de sécurité ou en état de légère ébriété.

Par la suite, cette rébellion antiautoritaire de Sara, de même que le passé violent de Sten, vont tous les deux être incarnés, dans leurs versions les plus extrêmes, par le destin d’Adam. En effet, celui-ci sombre dans une folie totale et disparaît dans les forêts où il commence à tirer sur toute âme qui vive, tuant deux personnes et semant la terreur dans l’ensemble de la région. C’est ainsi qu’il finit par s’identifier complètement à son modèle, le trappeur solitaire John Colter, et se métamorphose en l’archétype de l’individu américain absolument libre et indépendant, qui se crée lui-même à partir du néant et n’obéit à aucune loi, sauf la sienne. Cette sorte d’individualisme est aux antipodes de celui décrit par un Houellebecq par exemple : tandis que l’individualisme typiquement européen, et plus largement occidental, dépend d’une mutation sociale à grande échelle, qui brise les attaches des êtres humains à leurs familles et leurs communautés, et crée des personnes dépressives et anémiques, des « particules élémentaires », l’individualisme américain en question trouve son origine dans un des mythes fondateurs du Nouveau monde, celui du colon farouche et dur qui se soustrait volontairement à toute dépendance et se proclame le seul et l’unique souverain de lui-même, avec toute la violence que cet affranchissement intransigeant pourrait induire.


 
 
D.R.
Adam ambitionne de vivre en totale indépendance à l’égard de la société et du reste des hommes.
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Vrais durs de T. C. Boyle, traduit de l’anglais par Bernard Tu, Grasset, 2016, 448 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166