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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L’amour au temps de la dictature


Par Georgia Makhlouf
2016 - 09
«Qui étions-nous ? Que représentions-nous ? Un millier d’opposants de gauche, globalement catalogués comme marxistes, qui avaient presque tous été raflés dans leurs lits et qui étaient disséminés dans différentes camps de concentration. » Sait-on, se souvient-on que Nasser, leader historique du monde arabe et dont l’aura est toujours vive, fut aussi un despote ? Que celui qui participa au renversement de la monarchie égyptienne devint le champion du non-alignement après la conférence de Bandung (1955) et l’idole des peuples arabes après la nationalisation du canal de Suez (1956), puis engagea la modernisation du pays à marche forcée, était terriblement jaloux de son pouvoir, ne tolérant aucune critique et pratiquant une répression digne des plus terribles dictatures ? Qu’il ne souffrait pas que l’on puisse « penser par soi-même » et n’être pas au diapason de ses idées ? Et que certains payèrent très cher « d’avoir rêvé d’une vie plus digne » ?

À la Citadelle, à la prison des Oasis, à El Fayyoum ou au bagne d’Abou Zaabal, les opposants ne sont pas soumis au même régime et ne subissent ni les même duretés ni les mêmes humiliations. Mais les raisons qui président au choix de l’un ou l’autre de ces lieux de détention restent obscures, arbitraires ; tout comme restent inconnus des prisonniers les faits qu’on leur reproche et la durée de leur incarcération. Ils sont arrachés à leurs familles, leurs maisons, leurs occupations, sans explication et ils doivent puiser en eux-mêmes ou dans les liens de solidarité et de fraternité qui parfois se tissent, la force de se tenir debout, la force de rester des hommes.

Dans le cas du narrateur, ce sont des lettres d’amour qui formeront le fil ténu qui le rattache au monde extérieur, ce sont des mots tracés sur une page, lus, relus, caressés, mémorisés, qui lui donneront la force de ne pas sombrer. Nadia l’attend. Elle lui écrit tous les jours. Elle lui raconte ce qu’elle fait, ce qu’elle pense, elle lui parle comme s’il se tenait à ses côtés. Et ses lettres deviennent une véritable légende auprès de l’ensemble des prisonniers. C’est comme s’ils se raccrochaient tous à l’amour de Nadia et à travers elle, à la certitude d’être eux aussi aimés, attendus, espérés chaque jour, inlassablement. Ulysse était attendu de Pénélope et cette attente l’ancrait chez lui, à Ithaque, quand bien même il en était si loin. C’est grâce à Pénélope qu’il continuait de savoir qui il était et vers quoi il lui fallait aller. De même Nadia est-elle pour l’étudiant rebelle « son port d’attache avec lui-même, (…) sa patrie intérieure, (…) son ultime vérité ». 

Roman, nous annonce la couverture, mais les faits ici racontés, la fameuse rafle de janvier 1959, les auteurs l’ont connue tous deux, c’est même au bagne qu’ils se sont rapprochés et qu’est née leur lumineuse amitié, « oasis » dans le désert d’El Fayyoum qui leur aura donné la force de traverser l’épreuve et les aura liés indéfectiblement et pour toujours. Il est donc permis de penser que le souvenir des épreuves traversées est resté vif et qu’un demi-siècle plus tard, ils se les remémorent encore avec une étonnante précision et une émotion palpable. « Il était deux heures du matin quand on commença à déployer le dispositif du transfert. On nous mit d’abord les menottes, puis on nous attacha les uns aux autres au moyen de minces chaînes, qui passaient entre nos poignets ligotés en faisant un bruit épouvantable. Puis on nous entassa dans trois camions qui quittèrent la Citadelle en file indienne. »

Le récit est construit dans une alternance de scènes qui se déroulent dans le camp de concentration et d’autres qui évoquent le parcours du narrateur, issu d’une famille modeste de la province égyptienne, et monté au Caire pour y poursuivre des études universitaires. C’est là qu’il rencontre Nadia qui appartient à un milieu social plus aisé mais qui n’en tombera moins amoureuse de lui et lui sera d’une exemplaire fidélité. Fidélité qui finira par le culpabiliser, car comment accepter un tel sacrifice, et pour combien de temps, alors qu’aucune information ne filtre sur le sort des détenus et qu’une libération est seulement une hypothèse parmi d’autres.

La nécessité de ce « roman » est sans doute à chercher dans le désir d’éclairer aujourd’hui par hier et de rappeler que les peuples dont la dignité est trop longtemps bafouée puisent en eux-mêmes le courage de « tenir tête aux dieux », à tous les dieux, qu’ils appartiennent au monde profane ou sacré. Surtout quand l’un ou l’autre de ces dieux n’a pour seule et aveugle finalité que de broyer ses sujets. La dernière scène du roman est ainsi une effroyable séance de torture face à laquelle le narrateur va puiser au plus profond de lui-même la détermination à résister.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Tenir tête aux dieux de Mahmoud Hussein, Gallimard, 2016, 167 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166