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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
La grâce de Jabbour Douaihy


Par Chibli Mallat
2016 - 09

J’ai eu la chance de lire en manuscrit – en tapuscrit, aux dires de notre compère es philosophie Farès Sassine – le roman sous presse de Jabbour Douaihy. Quand Belle du Seigneur avait paru, un ami parisien m’a raconté que près de la grande pile que les lecteurs avides se disputaient à la Fnac, l’un d’eux l’avait interpellé en disant : « Quel régal, n’est-ce pas ? » C’est le sentiment qui accompagne l’appréhension d’Imprimé à Beyrouth, appréhension qui persiste tout au long de la lecture, avec une trépidation rare et contradictoire de n’avoir pas envie que l’histoire finisse.

Ce qui me frappait au début dans l’œuvre romanesque de Jabbour, difficile à détacher de sa personne, c’est l’effluve du terroir. « L’arbre d’Amarcord » qui nous réunit à Ehden sous sa vaste ramure chaque été reflète bien ce terroir que le président Béchara el-Khoury, ou était-ce Fouad Chéhab, associait à mon grand-père, le poète des Cèdres. Chibli, disait-il, « c’est le terroir ». Jabbour a été longtemps pour moi le terroir, en personne et en œuvre. Ses romans antérieurs sentent fortement le cyprès du Nord où se forme, du côté d’août, à ciel ouvert et à nuit étoilée, le plus beau salon littéraire de l’Orient. 

Commençons par le commencement. Tous les incipits de Douaihy sont formidables. Samir Kassir adorait l’ouverture de Pluie de Juin. Cette fresque unique de la tuerie de Miziara en 1957, nulle histoire ne la rendra aussi vraie que dans cet incipit. Imprimé à Beyrouth, qu’on peut se plaire d’anticiper en traduction en « un manuscrit perdu à Gemmayzeh », poursuit cette tradition qui prend le lecteur à la gorge en quelques pages. Farid Abou Cha‘r, le protagoniste anti-héros, débarque à Beyrouth de son village dans la montagne, manuscrit sous le bras, les sourcils circonflexes, confiant, pour voir tous les éditeurs lui fermer la porte au nez. L’un a son bureau dans sa voiture, mais cela ne l’empêche pas de rejeter brutalement son visiteur, l’autre étouffe méthodiquement ses espoirs en disant que « ça fait longtemps que nous ne publions plus de poésie ». Et lorsque le fier auteur suggère que son livre était en prose, l’éditeur agacé lui coupe court toute répartie, et tout espoir : « Nous ne publions pas de prose non plus. »

Comme Madeleine dans la chanson de Brel, Farid Abou Cha‘r se retrouve Gros-Jean comme devant en fin de premier chapitre, mais avec une petite ouverture dans la maison Karam frères, établie en 1909 à Gemmayzeh. Je ne gâcherai pas le plaisir du lecteur en allant plus avant dans la trame du roman, elle a son charme qu’il vaut mieux ne pas trahir. Je profite de l’occasion pour donner une petite impression d’ensemble sur l’œuvre romanesque de Douaihy. Maintenant que son espace s’est déplacé du Nord libanais à Beyrouth, ce n’est plus tout à fait le terroir. Impossible pour l’Alexandrie du Nord d’être un terroir, notre capitale est surtout un lieu de débauche. Quand la débauche est artistique, littéraire, elle doit être délurée, et Imprimé à Beyrouth est un roman tendre et déluré. Mais si ce n’est plus tout à fait le terroir, comment caractériser le souffle toujours renouvelé de cette œuvre qui ne se répète jamais ?

J’en ai longtemps cherché le mot conducteur. Ce n’est plus juste le terroir, c’est un sentiment du plaisir littéraire plus fin, plus léger. Ce n’est plus la paix du temps qui prend son temps que j’ai longtemps associée aux grands romanciers du Nord, Jabbour et Antoine Douaihy, Khaled Ziadeh, Rachid el-Daif, ce n’est plus seulement la non-violence en lettres, ce n’est plus la variété un peu rugueuse de cyprès qui se prennent pour des cèdres, ce n’est pas la beauté et la force de caractère de ses femmes, que mon grand-père, administrateur (moudir) à Zghorta dans les années 20, notait déjà en préface à son Divan de 1952, c’est tout cela, oui, mais il y quelque chose d’autre dans ce dernier roman de Jabbour Douaihy, que partagent les prédécesseurs. Je crois l’avoir enfin trouvé. C’est la grâce.
S’exerçant en dehors du terroir dans Imprimé à Beyrouth, la grâce le relie aux romans antérieurs. Grâce de Rayya du Fleuve (1998), grâce de L’Équinoxe (1995), grâce du schizophrène balloté par la grande fracture religieuse du Liban (Saint Georges regardait ailleurs, 2010), grâce des habitants des quartiers populaires de Tripoli (Le Quartier américain, 2014), et maintenant dans Imprimé à Beyrouth, grâce de personnages enveloppés par des allers-retours dans le temps qui s’emboîtent si naturellement, si gracieusement chez un Farid Abou Cha‘r génial, frustré, avec une séduction efficace ; grâce des Karam, père et fils, qui s’accrochent à une entreprise pendant cent ans par-delà la proximité de Gemmayzeh à la ligne verte, des Ottomans à la mort de Hariri, grâce du fier-à-bras des bas-fonds de Basta et le meilleur typographe de la ville, grâce de l’héritière blonde en manque de peps dans sa vie… Tous personnages de roman animés par la grâce de l’écriture, protagonistes anti-héros attachants. Et quand la fin du roman arrive, transporté par cette grâce, le lecteur a le sentiment que son droit à en recevoir un peu plus est soudainement spolié.


 
 
D.R.
Impossible pour l’Alexandrie du Nord d’être un terroir, notre capitale est surtout un lieu de débauche.
 
BIBLIOGRAPHIE
Toubiʻa fi Beyrouth (Imprimé à Beyrouth) de Jabbour Douaihy, Dar el-Saqi, 2016.
 
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