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Roman
Orsenna, fictionnel et ludique


Par Jabbour Douaihy
2016 - 08
Le dernier roman d’Érik Orsenna est léger, bondissant, rafraichissant et tendre, même s’il raconte souvent des histoires d’adultères ou de vies parallèles comme il aime les appeler, ou même s’il se clôt sur la mort en douce d’un père qui tenait à forger une drôle de légende familiale avec la complicité de son fils romancier, auteur de L’Exposition coloniale. Le récit part parfois dans tous les sens, cédant à la fréquente tentation des écrivains arrivés à bonne maturité. Ainsi, on y apprend que le solitaire Julien Gracq (Orsenna a emprunté son nom à la première phrase du Rivage des Syrtes) collectionnait les cancans qui circulent sur les hommes politiques et que François Mitterrand sortait déçu de ses rencontres avec le poète Saint-John Perse qui, au lieu de l’entretenir sur Homère ou Pindare, détaillait « les derniers résultats des cantonales dans le Nivernais ou les divisions lancinantes du Parti radical valoisien »… On y apprend aussi que le virus de l’instabilité amoureuse qui frappe la famille du narrateur et surtout l’émouvant couple qu’il forme avec son père a été contracté à Cuba en 1838 lorsqu’un médecin de La Havane conseilla à leur arrière-grand-père, Augustin Arnoult (vrai nom de famille de l’auteur), tailleur de son état, de libérer son sterno-cleido-mastoidien, muscle à plusieurs faisceaux qui relie le sternum à la clavicule à l’oreille, et de céder au plaisir de regarder passer les femmes les plus séduisantes rentrant au café de la Consolacion. Le jour où il devait quitter son poste d’observation plus tôt que d’habitude pour rentrer à la maison, Augustin trouvera sa femme dans les bras de son professeur de piano…

Tout baigne dans la pudeur et, malgré l’omniprésence des femmes dans cette généalogie qui évolue entre la Bretagne et « l’Île du diable » outre-Atlantique, ce sont les hommes qui mènent le jeu d’une amitié rare dans son genre et tirent les ficelles de cette manière d’autofiction.

Ainsi, le père qui fait tout pour que le fils féru de mots (« Un jour, tu deviendras écrivain », lui avait prédit son grand-père) s’empare de cette histoire transgénérationnelle d’amours impossibles mais ne se prive pas de le réprimander au passage s’il allait faire de cette légende intime un livre imprimé : « Je préfère tellement les livres où tu racontes le Gulf-Stream, le coton ou le papier. Pendant ce temps-là, tu laisses tranquille ta famille. » Cet étrange adepte du nouveau roman, du dépouillement narratif, n’en tend pas moins à son fils des romans latino-américains pour le réconcilier avec la fiction. 

Le comble pour un écrivain qui sent que des ailes lui poussent quand il ment et qu’il peut dormir oiseau pour se réveiller romancier, c’est de se réconcilier avec la femme dont il est séparé juste le temps d’écrire à deux des lettres au père en cavale pour lui mentir et le rassurer sur leur relation, lui donner l’illusion que son fils a enfin vaincu la malédiction des amours malmenés.

C’est que L’Origine de nos amours est aussi une défense et illustration de la fiction, autre transmission parentale d’une mère qui aimait les contes et les légendes vraies des rois de France et d’un père amateur de Günter Grass et de Marguerite Duras. Le fils tentera d’être à la hauteur en peaufinant son art de dire : « Les vrais conteurs sont des maîtres du temps et des sortes de cuisiniers : ils savent à quel moment il faut faire mariner l’auditeur. Et de quelles épices il faut relever la marinade. »

Ce qu’il ne manque pas de « mijoter » avec tant d’amour et de discrétion dans ce roman qui commence ainsi : « Un jour, je me suis remarié. Le lendemain, mon père quittait son domicile (…). »

 
 
© Bernard Matussière
« Les vrais conteurs sont des maîtres du temps et des sortes de cuisiniers : ils savent à quel moment il faut faire mariner l’auditeur. »
 
BIBLIOGRAPHIE
L’Origine de nos amours de Érik Orsenna, Stock, 2016, 275 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166