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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Vengeance, amour et apaisement
Usant d’allers-retours entre passé et présent, sur fond de vies troublées par les secrets ou les abus des adultes, trois histoires de quête intime aux goûts doux ou amers. 

Par Ritta Baddoura
2016 - 08
Vengeance (à la hollandaise)
Cher Monsieur M. s’intéresse à l’univers intense et entier de l’adolescence, par le biais d’un groupe d’amis lycéens, de leurs parents et professeurs ; et par là aux jeunes expériences amicales, amoureuses et artistiques ainsi qu’aux premières transactions avec le monde adulte rongé par les maladies du corps et/ou de l’âme ‒ perversion, dépression ou supercheries. Ce roman s’intéresse aussi au gotha littéraire : petites magouilles et quêtes narcissiques des écrivains de (petit ou grand) renom, éditeurs, libraires, attachés de presse et lecteurs éblouis ou endormis. Ces deux mondes se rencontrent par le biais de deux étranges personnages : Monsieur M. et son voisin.

Monsieur M. est un vieil écrivain connu n’écrivant que de banales histoires après Règlements de comptes, un premier succès fulgurant basé sur un fait divers durant lequel un couple d’adolescents est impliqué dans la disparition présumée d’un professeur – et ancien amant de la lycéenne – dont le corps n’est jamais retrouvé. Face à Monsieur M., il y a son voisin et fan, toujours prêt à rendre service, connaissant dans les moindres détails son œuvre, lui rédigeant des lettres énigmatiques teintées de mépris et de haine mais jamais postées.

Qui sont en réalité Monsieur M. et son voisin ? Pourquoi le destin fait-il se croiser leurs chemins ? Que vise ce voisin trop serviable en observant et traquant à leur insu Monsieur M., sa très jeune et si belle épouse et leur enfant ? Un roman virtuose racontant avec un étonnant savoir, la vulnérabilité de l’adolescence, les adultes transgressifs et perturbés, et les concurrences ridicules du milieu littéraire. Herman Koch, auteur du Diner, best-seller international, signe encore un roman sans concessions au cynisme addictif.

Amour-passion (à l’indo-américaine)
Un roman peut-il être à la fois un page-turner, une histoire d’amour romantique et un récit croisé de cheminements initiatiques pour se libérer d’un héritage familial compliqué ? Assurément. Le dernier roman d’Abha Dawesar le prouve. Dans Madison Square Park, l’auteure américaine d’origine indienne réussit à affirmer l’empreinte sensorielle et la dimension intellectuelle caractéristiques de son écriture tout en renforçant la fluidité de la lecture. Une page en appelle l’autre au gré de personnages contrastés et attachants.

Le cœur de tout ce monde semble au premier abord être Uma, new-yorkaise d’origine indienne, ayant un poste à haute responsabilité et vivant depuis plusieurs années avec Thomas, lequel, s’étant retrouvé au chômage, se passionne pour Uma, la cuisine et le théâtre. Uma vit cette relation en cachette et mène deux existences parallèles : celle où elle n’est que la fille célibataire de ses parents, dont l’image de couple de médecins modernes et de bonne famille cache mensonges et violences domestiques ; et celle où elle est une femme libre et une professionnelle accomplie vivant en harmonie avec son temps.

Lorsqu’Uma apprend qu’elle attend un enfant, le mur illusoire qu’elle a érigé entre les deux sphères de son existence s’écroule. Entre esprit dramatique et humoristique bollywoodien et quête psychique difficile, dans la magie des alchimies gustatives et amoureuses et les mystères de la filiation, Madison Square Park est un beau roman sur le devenir femme et le devenir homme. La plume de Dawesar y déplace imperceptiblement son centre jusqu’à faire de Thomas le personnage primordial du récit : son évolution, développée de manière cohérente et approfondie, parvient à défaire nombre de douleurs.
 
Apaisement (à la franco-vietnamienne)
Tout en douceur se déroule le périple de Doan Bui à travers les paysages de son histoire familiale. Ce ne sont plus les fantômes d’immigrés inconnus flottant à la surface des eaux, des frontières et des jungles actuelles pour rejoindre une terre d’accueil, que l’auteure, grand reporter à L’Obs et lauréate du prix Albert-Londres en 2013, cherche à extirper du néant. Avec Le Silence de mon père, Doan Bui, Poucette bienveillante, rassemble pièce par pièce le puzzle énigmatique de la personnalité et de la vie de son père, condamné à l’aphasie suite à un AVC.

Le Silence de mon père emprunte à l’essai intime et à l’enquête journalistique. Écrit dans une langue à la poétique vaporeuse, teintée d’humour et truffée de références urbaines aux enseignes de grande distribution, cet ouvrage conjugue introspection et distance pudique. Les questions de l’identité et de l’intégration dans la France d’hier et d’aujourd’hui, y sont abordées au fil des récits officiels et affectifs que dénoue la plume patiente de Doan Bui.

Cette traversée du silence, musique de petits voix et de regards, presque des impressions, est l’histoire d’une transmission affective traçant un pont d’écriture entre l’inconnu (les secrets de famille, le Vietnam, la langue vietnamienne, l’histoire et la généalogie familiales, la maladie, la mort) et le familier (ce qu’elle sait de son père, de sa propre naissance et sa vie en France, la langue et la culture françaises, son métier de journaliste). Suivant les traces du silence paternel dans la vaste forêt de la solitude, Doan Bui apprivoise son propre silence et ce qu’il porte de deuils secrets et de sources de vie.



Cher Monsieur M. de Herman Koch, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Belfond, 2016, 480 p.

Madison Square Park de Abha Dawesar, traduit de l’anglais (Inde) par Laurence Videloup, éditions Héloïse d’Ormesson, 2016, 336 p.

Le Silence de mon père de Doan Bui, Prix de la Porte dorée 2016, L’Iconoclaste, 2016, 256 p.
 
 
 
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