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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Quand l’objet se sacralise
Yasmine Ghata, romancière reconnue dès son premier récit, La Nuit des calligraphes, paru en 2004, puise l’idée de son dernier roman, J’ai longtemps eu peur de la nuit, dans le continent africain et plus précisément dans la guerre sanglante du Rwanda.

Par Maya Khadra
2016 - 08


Arsène, un enfant noir, est le dernier des Tutsis. Rescapé du génocide qui a décimé sa famille ainsi que tous les habitants de son village, il erre dans les étendues de terre aride du Rwanda tout en ayant comme seul compagnon de voyage une valise en cuir où il dormait en se recroquevillant en position de fœtus entre ses encoignures racornies. Sa maigre pitance consistait en de jus de fruits blets et écrasés sur le sol et des herbes sauvages. Il étanchait sa soif quand par miracle une averse survenait. La valise était son seul bien, le toit qui le protégeait des bêtes sauvages menaçantes qui le reniflaient dans la nuit de la savane en bordure des villages exterminés. L’odeur de son cuir cachait celle de la mort qui flottait sur le pays comme une chape nauséabonde. Cette valise est même devenue un prolongement du corps fluet de l’enfant fugitif. Elle est sa métonymie ; une partie indissociable de son existence et de sa survie.

Retrouvé à deux doigts de l’agonie, Arsène est reçu dans un dispensaire pour les rescapés de la guerre. Un couple de Français le repère et l’adopte. Arsène grandit à Paris sans se départir de sa valise, seul héritage qu’il garde de sa famille. Son destin intercepte celui de Suzanne qui anime des ateliers d’écriture pour ne s’en séparer qu’après la conjuration des traumatismes de la guerre, des nuits passées dans sa valise étriquée, des longs jours d’inanition et de soif, de tribulations scabreuses et de désespoir. Un carambolage de souvenirs douloureux affleure à la mémoire d’Arsène quand Suzanne demande aux élèves de décrire un objet fétiche qui les a accompagnés pendant leur enfance et qui possède une valeur affective et morale pour eux. L’errance sous un ciel de plomb avec comme chaperon de son malheur la valise que sa grand-mère lui a donnée, la solitude, la peur de l’obscurité épaisse de la nuit et les traumatismes refoulés ont conduit Arsène à l’alexithymie. Ne pouvant exorciser les souffrances d’une enfance dont la blessure demeure béante, il tergiverse et tente de faire défaut à son devoir scolaire. Braver le silence survient après les tentatives invétérées de Suzanne qui pousse Arsène à verbaliser ses tourments. Ensemble, ils remonteront dans le temps : Arsène, à la recherche de son enfance perdue et Suzanne, sur les traces de son père prématurément disparu. Les deux personnages évoluent ensemble au gré de leur quête salvatrice qui leur épargne le poids lourd de leurs passés respectifs. Arsène se libère de sa souffrance et Suzanne vit à travers l’histoire d’Arsène qu’elle écrit à la deuxième personne du singulier dans un roman où deux voix narratives s’alternent.

Le roman de Yasmine Ghata à travers ses résonances pathétiques et tragiques est une fenêtre donnant sur une multitude de réflexions : Est-ce la force du souvenir qui procure à l’objet sa dimension affective ? Ou est-ce l’objet dans toute sa matérialité qui appelle les souvenirs lointains et les ressuscite ? Quoi qu’il en soit, l’objet est une constituante de l’âme dans ce roman poignant qui fait écho aux vers du poète romantique Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »


 
 
© Basso Cannarasa
 
2020-04 / NUMÉRO 166