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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
La trahison


Par Tarek Abi Samra
2016 - 07

Al-Fitna (La Sédition) de Kanan Makiya est décidément le roman le plus bizarre qui pourrait tomber entre les mains d’un mortel. Le qualifier de mauvais roman serait commettre une injustice : cet ouvrage, publié simultanément en arabe et en anglais, exhibe une telle méconnaissance des règles les plus élémentaires de ce genre littéraire qu’il ne s’agit plus, à proprement parler, d’un véritable roman.

La personnalité controversée de Makiya est probablement à l’origine de l’engouement de la presse pour ce livre (le seul quotidien al-Hayat lui a consacré quatre articles). En effet, cet universitaire irakien résidant aux États-Unis est surtout connu pour son fameux essai La République de la peur (1989), dans lequel il dévoile l’ampleur de la terreur totalitaire exercée par le régime de Saddam Hussein, de même que pour sa farouche défense de l’invasion de l’Irak en 2003, invasion en vue de laquelle il avait précédemment mené une intense activité de lobbying auprès du gouvernement américain.

Personne n’ignore l’enfer qu’est devenu l’Irak après 2003. Dans le Post-scriptum au roman, paru en arabe dans un livre à part, Makiya dit qu’il s’était alors « vautré dans la culpabilité » ; puis, après plus d’une décennie de silence, il publie al-Fitna que lui-même désigne comme une forme d’« excuse » ou de « repentance ». Toutefois, Makiya ne se repent guère de ses prises de position en faveur de l’invasion américaine, mais de son soutien aux membres de l’opposition irakienne qui, à peine rentrés de leur exil, se sont révélés une « bande » de malfaiteurs, moralement corrompus et inaptes à gouverner, précipitant ainsi le pays dans une guerre civile.

Mais qu’en est-il du roman lui-même ? C’est l’histoire d’un jeune homme – le narrateur – qui, en 2003, rejoint la milice chiite nouvellement formée et dirigée par Moqtada al-Sadr, l’Armée du Mahdi. Il participe à de nombreuses batailles sanglantes contre les américains, contre d’autres factions chiites, contre les sunnites, et assiste à la montée foudroyante du sectarisme confessionnel. Enfin, en 2006, on lui confie la tâche de garder Saddam Hussein avant son exécution. Il assiste de très près à la pendaison du tyran, n’y voyant qu’un spectacle écœurant, monté à la hâte dans le seul but d’humilier les sunnites le jour de la fête d'al-Adha. Le cœur de l’intrigue est cependant ailleurs : le 10 avril 2003, le jour même de la chute du régime, le narrateur assiste au meurtre d’un homme – un incident réel – qu’une foule en colère déchiquète à coups de couteaux. Progressivement, il découvre qu’il s’agit d’Abdul Majid al-Khoei, un chef religieux chiite tout juste rentré de son exil, et que l’ordre de l’assassinat a été donné par le leader d’une autre grande maison chiite, Moqtada al-Sadr lui-même. Par la suite, l’affaire a été étouffée par la majorité chiite du nouveau gouvernement irakien, dont plusieurs membres étaient les amis proches d’al-Khoei. Pour notre héros, cette trahison est le symbole de tout ce qui a mal tourné en Irak ; c’est le premier germe de la discorde qui s’est d’abord propagée au sein du clan chiite, pour ensuite contaminer les autres groupes confessionnels, et culminant dans la théâtralisation extrêmement provocatrice de l’exécution de Saddam. Le sectarisme s’est alors transformé en une maladie incurable. 

Bien qu’al-Fitna ne soit qu’un collage maladroit d’informations historiques et de descriptions journalistiques, entrecoupées de dialogues qui sont de véritables discours oratoires, des sermons lourds et pompeux, il n’en reste pas moins que l’idée capitale qui sous-tend le roman est très puissante : l’échec des Irakiens à construire un pays, échec dont ils sont les seuls à porter la responsabilité selon Makiya, provient de leur incapacité à dépasser l’héritage de Saddam. En effet, explique l’auteur, le tyran les a gouvernés par la peur, les obligeant à se trahir constamment l’un l’autre afin de pourvoir survivre ; c’est ce qu’ils continuent à faire en s’entretuant. Mais plus intéressant encore que cette idée est le cas de Makiya lui-même, cet homme rongé par le remord, qui a vu tous ses rêves tomber en ruines, et qui, pour se repentir publiquement, a écrit un roman.


 
 
© Jason Grow / Wallstreet Journal
L’échec des Irakiens à construire un pays, échec dont ils sont les seuls à porter la responsabilité selon Makiya, provient de leur incapacité à dépasser l’héritage de Saddam.
 
BIBLIOGRAPHIE
Al-Fitna (La Sédition) de Kanan Makiya, Manchourat al-Jamal, 2016, 368 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166