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Roman
Un rêve hyperréaliste


Par Tarek Abi Samra
2016 - 04
Au canton nord-est de Gaomi, lieu de démesure où rien n’est impossible, les morts conversent avec les vivants, les humains copulent parfois avec des bêtes, certains enfants naissent avec des doigts palmés, une truie acquiert le don de la parole et des hommes se mettent soudain à planer dans les airs. C’est dans cette contrée réelle et mythique, son village natal, que le Chinois Mo Yan (prix Nobel de littérature 2012) situe nombre de ses romans, parmi lesquels Le Clan des chiqueurs de paille, publié en 1989 et traduit aujourd’hui en français. 

« Dans le clan des mangeurs de paille (…), personne ne s’est jamais curé les dents, nous mâchons du chaume pour les nettoyer. Nos dents (…) sont blanches et saines, c’est là une des fiertés de notre clan », nous raconte Ganba, le narrateur du roman, qui retourne dans son village en apprenant que celui-ci est en train de subir une invasion de sauterelles. Gaomi a déjà souffert de ce fléau par le passé, mais cette nouvelle invasion risque de décimer les membres du clan. C’est l’occasion pour Ganba d’évoquer, en une suite de réminiscences, de rêves et d’hallucinations, la saga de sa famille, une épopée à la fois burlesque et grandiose, fantastique et sanglante.

Une logique onirique, poussée à l’extrême, sous-tend l’ensemble du texte : plusieurs récits se déploient simultanément ; les temps et les lieux sont confondus ; et il arrive que l’âge du narrateur, voire son identité, changent d’une phrase à l’autre. Le lecteur s’égare, ne sait plus de quoi l’on parle ; et après des histoires d’amour, de sexe et de vengeance, après des passages scatologiques sur l’odeur des excréments et d’autres, d’une cruauté inouïe, où l’on crève des yeux et déchiquète des corps, il apprend que les chiqueurs de paille sont les descendants d’une pouliche ayant forniqué avec un garçon, et que la naissance d’enfants palmés est une malédiction ayant pour origine les relations incestueuses entre les membres de la seconde génération du clan.

Souvent comparé à Gabriel García Márquez, Mo Yan affirme lui-même que la lecture de Cents ans de solitude a influencé son œuvre d’une manière décisive. En effet, que ce soit dans le fait de situer l’action de plusieurs romans au sein d’un même village fictif ayant pour archétype un endroit réel (le Macondo de Márquez et le Gaomi de Mo Yan), dans l’émiettement du récit à travers les multiples générations d’une famille, ou enfin dans l’introduction de quantité d’éléments fantastiques dans un cadre par ailleurs réaliste (ce qu’on désigne par « réalisme magique »), les similitudes entre les deux auteurs sont légion. Toutefois, la spécificité de l’écriture de Mo Yan réside surtout dans l’exacerbation des deux pôles de ce réalisme magique, dans la création d’un univers absolument invraisemblable, halluciné et morcelé, mais qui est rendu avec lucidité et hyperréalisme. C’est comme si un écrivain naturaliste du XIXe siècle – un Zola ou un Maupassant – s’était consacré à la tâche incongrue de décrire minutieusement d’interminables séquences de rêves. Rien ne nous est épargné dans les six rêves qui se succèdent dans Le Clan des chiqueurs de paille : les infimes nuances des couleurs, des odeurs et des sons, l’aspect du ciel qui change à chaque instant, les détails vestimentaires innombrables, la forme de tel nez, de telle bouche, représentent un peu plus de la moitié du roman. Cette accumulation monstrueuse, cette logorrhée descriptive, finit par exténuer le lecteur qui se retrouve alors perdu au milieu d’une forêt de détails superflus auxquels il peine à donner un tant soit peu de sens.

Pourtant, on ne peut que rester fort admiratif devant l’ambition de Mo Yan : « Un jour ou l’autre, dit l’un des personnages du roman, j’écrirai et dirigerai une vraie pièce de théâtre où s’entremêleront, étroitement liés pour constituer un monde complet, le rêve et la réalité, la science et le conte, Dieu et le diable, l’amour et la prostitution, le noble et le vil, les belles femmes et la merde, le passé et le présent, des médailles en or et des préservatifs. »


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Clan des chiqueurs de paille de Mo Yan, traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, Seuil, 2016, 480 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166