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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Ebola, la revanche de l’animal sur l’homme


Par Maya Khadra
2016 - 04
C’est au cœur du continent africain que Paule Constant, membre de l’Académie Goncourt, nous projette dans son roman Des Chauves-souris, des singes et des hommes, opus qui par son titre fait écho au genre littéraire de la fable mais qui ne tarde pas de s’affirmer comme roman réaliste relatant l’émergence du virus Ebola dans le continent noir. Paule Constant n’est pas la première à évoquer ce thème des épidémies qui secouent la planète après qu’elles ont pris naissance fortuitement et presque innocemment. La Peste de Camus et Le Hussard sur le toit de Jean Giono étaient les parangons de cette catégorie de romans où le tragique intercepte les aléas pernicieux des épidémies et où l’homme est mis face à sa mortalité, dans toute sa dimension pathologique. 

Au commencement était l’exclusion
Tout commence par un geste d’exclusion dans le roman de Paule Constant. Olympe, une enfant issue d’un milieu tribal, porte le malheur d’être née fille. Glorifiant la virilité et enfantant des générations de guerriers, la tribu d’Olympe se considère « damnée » et « victime de la colère des dieux » après la naissance de cette fille qui ouvrira la vanne des naissances féminines. On fera alors d’elle un bouc-émissaire, une victime parfaite qui portera le poids des superstitions et des injustices d’une société primitive.

Ne pouvant pas rejoindre ses frères partis à la chasse, Olympe dépitée se réfugie sous l’ombre d’un manguier. Écartant de sa main les herbes hirsutes pour s’asseoir, elle frôle une masse velue et douce au toucher. Une chauve-souris dissimulée dans le feuillage sauvage croupissait, neutre, par terre. La bête minuscule et sans forces est alors adoptée par Olympe. Elle la trimballe partout avec elle, l’embrasse, lui glisse maternellement la langue dans le museau et l’emmène avec elle au village. Pour apaiser ses petits frères, encore nourrissons, elle leur dévoile la chauve-souris. Émile, le plus petit en est émerveillé. Il veut saisir dans l’anse de sa minuscule main la bête fragile et la porter à la bouche. Le village bien à l’écart de cette scène, s’ébahit devant une masse de chair en décomposition ; une charogne de singe géant que les frères aînés d’Olympe auraient chassé, et s’en empiffre durant de longues journées. Quelques jours plus tard, Émile meurt, inaugurant ainsi une série de décès infantiles. Il est à noter qu’Émile fut, en effet, le prénom de la première victime qui a succombé au virus Ebola en 2014. Hector et Léonide, les deux autres frères d’Olympe, meurent aussi. La colère s’empare des membres de la tribu. Olympe est pointée du doigt. Elle aurait apporté avec sa chauve-souris une malédiction qui a fait périr sa fratrie, selon les accusations du milieu tribal. Olympe est alors martyrisée et battue impitoyablement par les femmes de la tribu à coups secs assénés sur son ventre, son dos et son visage. Une infirmière du nom d’Agrippine, Virgile le scientifique et des sœurs missionnaires du dispensaire avoisinant la trouvent et ne réussissent pas à la sauver. Olympe défunte aurait ainsi causé la mort d’Agrippine et Virgile aussi ; la première de chagrin de n’avoir pas pu sauver la fillette et le second contaminé du virus Ebola qu’elle portait.

Réalisme, symbolisme et superstitions
Le roman de Paule Constant est avant tout une juxtaposition de récits d’habitants de cases, coupeurs d’hévéas, marchands ambulants, piroguiers, soignants et primatologues en mission qui s’emboîtent ou se côtoient. La ligne directrice de ces différentes intrigues est le cadre spatial sur les rives de l’Ebola et au pied de la Montagne des nuages. Leur point d’intersection est le personnage d’Olympe. Et leur divergence est aussi grande que la dimension paradoxale du rapport de la réalité aux superstitions.

Les spéculations, élucubrations et analyses scientifiques de Virgile et Agrippine, deux personnages tragiques pris dans les filets infrangibles du continent africain, contrastent avec les craintes et interprétations superstitieuses des membres de la tribu d’Olympe. Là où la science pronostique des cas de paludisme sévères – avant l’identification du virus Ebola – les superstitions accablent la tribu d’Olympe d’idées noires : sortilège, fille habitée par le diable, divinités en colère, tant et si bien qu’en dépit de leur contradiction intrinsèque, raison et superstitions s’avèrent porteuses d’une même fin : « Punir ». La mort étant imparable, les frontières entre science et craintes sacrées s’estompent. Olympe se sacralise et son agonie est échelonnée en quatorze étapes au nombre des stations du chemin de croix de Jésus de Nazareth. Et la science impuissante face à l’épidémie galopante se désacralise. 

Combinés, superstitions, raison et sacré forment donc un champ bigarré où la mort rôde. Thanatos dans le roman de Paule Constant ne serait autre que la revanche de l’animal sur l’homme.


 
 
© Claude Truong-Ngoc
 
BIBLIOGRAPHIE
Des chauves-souris, des singes et des hommes de Paule Constant, Gallimard, 2016, 166 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166