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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Tobie Nathan : retour au pays


Par Farès Sassine
2016 - 03
En prenant pour titre de son dixième roman un vers de Baudelaire, Tobie Nathan, universitaire français, psychologue et ethnopsychiatre à l’école de Georges Devereux, né au Caire en 1948 et l’ayant quitté en 1957 dans la foulée de dizaines de milliers de juifs d’Égypte, répond à une invitation au voyage dans un temps qu’il a peu connu mais qui ne l’a jamais quitté, sa fiction allant d’avant 1925 à la révolution de juillet en 1952. Mais de quel pays s’agit-il ? de Haret el-Yahoud, scène primordiale, antique et inchangée jusqu’à sa disparition ? d’une de ses venelles ? du Caire où ce quartier s’imbrique avec d’autres aux échelons des croyances et pratiques ? de l’Égypte prénassérienne qui aime son roi malgré ses travers scandaleux et dont le peuple a un sens aigu de la dignité nationale ? de l’Égypte multiséculaire où le peuple entier est « cannibale » en mangeant ces fèves qui s’apparentent à des fœtus et les mijote de façon succulente, les mélangeant à l’huile et aux épices ? La réponse ne saurait être exclusive. Mais Le Caire est au carrefour des cercles et les condense. La ressemblance (du vers baudelairien) est chose essentielle et on la devine dans ce propos où l’auteur affirme que contrairement à Paris où domine la raison, au Caire triomphe la vie : Al-Qahira, la victorieuse, ne l’est que de l’ordre.

Si Nathan réussit un portrait aussi vivant du quartier juif du Caire, c’est qu’il le saisit à travers des personnages atypiques, hauts en couleurs mais aux marges de la normalité : Esther, belle mais tenue pour folle et habitée par un ‘afrît pour être tombée à cinq ans d’une terrasse et avoir perdu connaissance ; son mari et cousin Motty, son aîné de 14 ans, beau et « immense dans sa galabeya immaculée », est aveugle dès la tendre enfance. Le couple s’aime et est heureux en ménage, ce qui est une exception, un don de Dieu peut être, dans la Haret où on se mariait parce qu’on respirait, marchait, mangeait… Il reste sept ans sans enfants, d’où le recours à Khadouja, la sorcière, qui connait « les plantes, les pierres et les paroles qui font venir les enfants » et dont le théâtre d’opération est la vieille ville où elle déambule et dort sous les porches. D’un quartier l’autre : Esther et ses tantes passent à la hara musulmane de Bab el-Zouweila pour participer à un rite conduit par la Kudiya et rendu aux seigneurs, les « zars », rite composé de danse, de transe, de présences… et un fils, Zohar « la fumée » de naître, principal héros du roman. Pour le lait maternel et la circoncision, il en faudra des stratagèmes, des recours dont le récit ne cesse d’étonner et de captiver. À l’instar de la logique narrative de notre ami Jabbour Douaihy, celle de Tobie Nathan a l’art d’intercaler entre deux détails insolites un développement encore plus inopiné. D’où notre ensorcellement par des récits qui ne cessent d’émerveiller comme des contes.

Les singularités pittoresques de Haret el-Yahoud, dont on ne saurait dire si elles sont réelles ou sorties de la seule imagination, enrichissent leur épaisseur du cadre social où elles vivent : familial bourré d’oncles et de tantes aux avis partagés, économique plein de petits métiers, de misère et de désœuvrement, topique avec les synagogues et les tombeaux de saints, religieux avec des rabbins qui cherchent à traquer les superstitions tout en s’accommodant avec elles par des amulettes et des prières étranges, philosophiques avec la Nokta (blague) comme expression fondamentale… Le quartier lui-même n’isole ses juifs ni des autres juifs sortis d’ici ou venus d’ailleurs et qui, enrichis, cherchent à faire bénéficier leurs frères dans le besoin de leur bienfaisance ; ni des autres Égyptiens auxquels les lient une langue arabe pleine de saveur, un patrimoine aux aspects innombrables fait de coutumes, de sagesse et de poncifs.

La communauté de la hara mène une vie quotidienne de routine, de misère et de bonheur. Mais elle se pense hors du temps, présente avec Moïse avant l’Exode, rappelée à la foi par Maïmonide 3000 ans plus tard, ayant survécu à tous les envahisseurs des Perses aux Ottomans ; elle croit appartenir au paysage « comme les ibis, comme les bufflons, comme les milans ». C’était sans prévoir les affres du colonialisme, du nationalisme et de l’intégrisme.
De fait, le roman de Tobie Nathan en cache deux. Le premier dont on a esquissé les principaux traits et un second consacré aux secousses du XXe siècle. On les suit à travers trois amis juifs, deux de la hara et l’un d’origine italienne. Nino Cohen se convertit à l’islam et épouse la cause des Frères prenant le nom d’Abou l’Harb, Joe di Reggio lorgne le sionisme par le biais du Maccabi du Caire ; Zohar ne cherche qu’à s’enrichir. Ils finiront respectivement dans la solitude, la mort, l’exil. Ce deuxième roman est moins original, mais peut être indispensable pour l’approche du cataclysme et la clôture du récit. Mais les dizaines de pages consacrées aux frasques du roi Farouk, sans manquer de détails piquants et de notes justes, nuisent à l’économie de l’œuvre. 

Le texte est relevé de toutes les saveurs, celles de la bouche, de l’érotisme, de la parole qui ne manque pas de glisser d’une langue à l’autre. Il approche pertinemment l’identité : les juifs sont affirmés des Égyptiens comme les coptes et les musulmans, mais la dualité est profonde. Zohar Zohar a pour nom arabe Gohar ibn Gohar et chaque nom est déjà double. La Kudiya lui dit : « Rappelle-toi, enfant de la nuit, tu n’es pas un mais deux ! Et si un jour tu crois savoir avec qui tu fais un, pense que tu n’es pas deux, mais trois… »

 
 
© Arnaud Meyer
 
BIBLIOGRAPHIE
Ce pays qui te ressemble de Tobie Nathan, Stock, 2015, 540 p.
 
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